[LE SEXE ÇA N’EST PAS SÉPARÉ DU MONDE]
Un mot encore de Martin, du continent Martin à qui je dois tant, à qui je dois tout, en premier lieu, on l’aura compris, d’avoir appris à lire en moi, à lire mon corps en lisant le sien. Parce que si, quand l’homme de Billancourt s’est présenté à moi, j’ignorais tout de tout, à l’arrivée d’Antonio j’avais, grâce à Martin, fourbi quelques-unes de ces armes dont l’utilité ne s’est, à l’heure où j’écris, toujours pas démentie. Martin m’a dit voilà comment ça marche et j’ai dit à Martin voilà comment ça marche, ensemble on a marché dans l’aventure du corps, notre seule possession. L’ivresse de la découverte nous jetait l’un dans l’autre quasiment tous les jours du printemps 75. La fois où nous avons franchi le pas suivant : Martin étendu sur le dos au bord du lit, moi à genoux par terre, ses jambes reposant doucement sur mes épaules, sa queue dans ma bouche en une adéquation parfaite, au point que parfois nous suspendions tout mouvement, concentrés, lui dans ma bouche, moi l’absorbant, dans une certitude irréversible de toucher là sans nous payer de mots l’essence du monde, sa fonction essentielle, d’être au monde en un mot, et le plaisir ouvrant nos corps, repoussant leurs limites, le plaisir étendant le monde à l’infini dans lequel nous loger, le plaisir étendant nos corps à l’infini dans lesquels accueillir la terre qui nous portait, Martin m’a dit, Prends-moi, j’étais dans l’ignorance du sens que revêtaient ces deux mots accolés mais sûrement pas de la chose qu’ils recouvraient, il a quitté ma bouche et ses jambes mes épaules, qu’il a ramenées à lui, effectuant la jonction de ses genoux avec son torse, je me suis relevé, j’ai accédé à sa demande, et son corps s’est ouvert, le monde s’est engouffré dedans à ma suite, et Martin éclaté sur le lit, souriant, mon regard dans le sien, Ne me laisse pas tout seul dans une joie pareille… Sans doute est-ce le lendemain, ou encore le soir même, que j’ai pu le rejoindre dans le démembrement auquel convie le corps quand on l’ouvre doucement à la poussée de l’autre s’introduisant en nous. Martin au fond de moi, élégant, attentif, Et si je vais trop vite dis-moi de ralentir, Non Martin continue, entre nous deux il n’y a plus que la valeur des peaux, je veux bien que le monde entre, m’ouvre, me grandisse, s’il doit me dévaster il me dévastera ; nous avons touché là de bien grandes merveilles. Et de fait il nous a dévastés, il a même privé Martin de ses beautés, le monde n’est pas tendre pour les chiens qu’il élève, on se demande pourquoi il nous garde quand même plutôt que nous noyer dès qu’on ouvre les yeux. Cinq ans, il nous a concédé cinq ans, et ensuite quelques miettes, puis il a changé d’axe et nous, donc, d’horizon, troquant la mort d’État contre la mort antique, la mort d’avant l’État, la mort d’épidémie, la mort qui trie les chiens.
Mathieu Riboulet, « II, Le sexe ça n’est pas séparé du monde. 1977 », Entre les deux il n’y a rien, Éditions Verdier, 2015, pp. 94-95-96.
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