éditions Le Castor Astral, 2018.
Dessin de couverture et frontispice : Jean-Frédéric Coviaux.
Lecture de Cécile A. Holdban
UN ALPHABET DES SENSATIONS « If I feel physically as if the top of my head were taken off, I know that is poetry », écrivait Emily Dickinson à Thomas Wentworth Higginson, comme une sorte de manifeste habité de la poésie. C’est dans un monde de perceptions et de sensations physiques intenses que nous emmène Jean-Pierre Chambon avec son dernier recueil, organisé en huit parties agissant comme des miroirs reflétant des états intérieurs qui sont autant de paysages avec leurs énergies, leurs espaces ouverts ou oppressants, servis par une langue fluide qui les modèle et les module. Qu’y a-t-il au-delà et en-deçà de l’écorce terrestre ? Comment pouvons-nous percevoir le monde avec les limites et les failles de notre corps humain ? « Au-dessus, le ciel / en-dessous, la terre / et en nous : l’échelle », écrivait le poète hongrois Weöres Sándor, pour qui le pouvoir de transmutation spirituelle et de voyance opérée par la poésie est semblable à une odyssée intérieure. Tout part de la lumière, ou de son absence, et de l’œil, qui la perçoit et qu’elle traverse. Spéculation sur le manque de lumière, une suite de poèmes interrogatifs questionne la forme du réel. Lorsque la nuit envahit l’œil, que voir, que percevoir encore du monde autour de soi ? « Qu’est-ce que voir encore quand toutes les choses ont été dépouillées de leur vêtement de lumière […] ? » C’est alors le regard intérieur qui prend la relève, dépassant et submergeant une simple vision du réel dans une lente, souvent douloureuse métamorphose qui ressemble à une nouvelle genèse. « À quel Alphabet stupéfiant appartiennent ces empreintes et ces sensations ces écorces ces cristaux ces coques et ces écailles — en quelle nuance de silence a été transmué le soleil en quel langage tactile est traduit l’arc-en-ciel ? » Le noir et le blanc, monde aveuglant de lumière et d’ombres, où l’encre, les cendres, la neige et le sel sont omniprésents, sont les lisières extrêmes d’un espace où surgissent des visions fulgurantes, flamboyantes et colorées de tournesols, d’œil de méduse (ou de cyclope) tournoyant, « [o]n croirait qu’un secret mouvement travaille à séparer des ténèbres des écailles de lumière » dans une métamorphose, ondulation perpétuelle semblable à une gestation. Même si tout dans ce recueil foisonnant d’images est très visuel, c’est par le prisme de la synesthésie, dans la grande tradition des correspondances baudelairiennes que nous entrons dans cet univers tellurique qui exalte les forces élémentaires, la pierre, l’eau, le vent, le feu, pour les traduire en un alphabet, véritable braille de la sensation universelle, qui pourrait être la poésie dans sa part inaccessible qui échappe au langage. Au fil du livre, nous retrouvons, mêlés à des évocations du corps, dans une transfiguration autant charnelle que spirituelle, des thèmes et des symboles bien connus des lecteurs de Jean-Pierre Chambon : fluidité et omniprésence de l’eau, mythes, contes, perceptions de sourcier et de sorcier d’une nature où fleurs, animaux et pierres sont signes et écriture du vivant, errance dans le labyrinthe (ici, le labyrinthe des sensations) de Trois rois, la dérive et quête de la barque du Roi errant, les questionnements identitaires de la statue sans visage du Territoire aveugle, et, en filigrane, cette réflexion sur l’inscription de notre humanité dans le paysage, notre présence au monde et son empreinte, jusque dans la mort et les vestiges de civilisations où « l’absence retient l’ombre de la présence de même que le silence bruisse de voix tues ». Comme dans La Divine Comédie de Dante, le voyage va des Enfers sous l’écorce terrestre vers la montagne purgatoriale, dont la masse s’est formée par la violence de la chute de Lucifer (l’ange déchu de la lumière) pour s’achever dans un paradis lumineux jusqu’à l’aveuglement trônant au sommet de cette montagne. Et de même que le poète Virgile guide Dante à travers les cercles de l’Enfer – au nombre de neuf, un de plus que les huit parties qui constituent le recueil de Jean-Pierre Chambon –, c’est par la poésie que le voyage introspectif de ce dernier sonde les voies et les issues possibles, lorsqu’« [u]n mot agite, comme au bout d’une clé, un grain de lumière dans la masse d’ombre contenue dans la pierre. » Et si parfois « [o]n a atteint l’espace des confins dont on croit toujours que la lisière indéfinie sépare de l’autre bord celui d’une origine », ce n’est pas sans affronter la douleur, ni la solitude ontologique à laquelle est confronté tout poète, pour traduire ce monde à l’écorce craquelée. Mais pour chaque repère perdu, dans l’angoisse d’un univers gagné par l’effacement et la déliquescence, dont les formes peuvent changer jusqu’au vertige, demeure un mystère préservé, une autre clarté qu’a su préserver le poème, au-delà du perceptible : |
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