Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2017.
Lecture d’Angèle Paoli
AU-DELÀ DES EXTINCTIONS MULTIPLES, SA MORT D’ELLE Le désordre du monde, chaos inhérent à l’existence humaine, a dicté à Françoise Clédat l’entreprise considérable et exigeante à laquelle elle s’est attelée pour écrire son tout dernier ouvrage : Ils s’avancèrent vers les villes. Pourquoi pareille entreprise ? Sans doute pour tenter de comprendre ce qui pousse toujours les hommes, de manière inexorable, vers davantage de barbarie. Mais sans doute aussi pour tenter de trouver réponse à la question : comment vivre, dans un tel contexte ? Comment s’octroyer un espace de respiration ? Ainsi la poète avance-t-elle, démunie, mais résolue, à travers siècles, parmi les horreurs perpétrées depuis la nuit des temps, génocides tueries massacres destructions massives, crimes exemplaires contre l’humanité, cruautés extrêmes au service de l’extermination. Sous toutes les formes, depuis les plus anciennes jusqu’aux plus novatrices et aux plus sophistiquées qui puissent exister. Pour rendre compte de ce désordre opiniâtre, chevillé à la barbarie humaine, Françoise Clédat a opté pour le « désordre alphabétique », sous-titre de l’imposant recueil qui est le sien. Car l’écriture est au centre. « Écriture d’avant l’alpha », « écrire l’histoire » – « litanie du nombre » / « litanie des ruines » – et écriture d’aujourd’hui « poésie réitérant acte de foi puissance du souffle et de la voix esprit enfin projeté dans la lettre ». [in « YODH » (i,j) « Jericho »] L’alphabet auquel la poète se réfère est l’alphabet phénicien, lequel émerge « il y a 3 000 ans (Liban Syrie Palestine partiellement) Se propage Au monde entier ». Vingt lettres au total dont les glyphes (ou graphèmes) ouvrent un nouveau chapitre. Lequel prend appui sur le nom d’une ville. Des temps anciens ou des temps modernes. ’ALEPH (a) : Alep ; BETH (b) : Bethléem / Belfast ; HE (e) : Ebla ; HET ou HETH (h) : Hiroshima ; NUN (n) : Nankin (1937) ; SAMEKH (x) : Xandu (Xanadu)… Le livre est par ailleurs construit selon un « dispositif » distribué en deux parties : Les Villes (25 villes) / La Vie belle (19 poèmes). Précédée d’un long prologue poétique, l’œuvre de Françoise Clédat s’ouvre sur une double dédicace : « À vous mes perdus » / « À vous mes vivants » où s’énonce le souhait spécifique de la poète adressé à chacune des catégories. Suit une page où l’on peut lire en exergue deux vers empruntés au poème du prologue, lesquels livrent une définition du livre : « Ils s’avancèrent vers les villes est l’éclat d’une fin qui commence ». Définition parachevée quelques pages plus loin par la suivante : « Ils s’avancèrent vers les villes est un Rêve Dont on ne se souvient pas une Phrase dont on se souvient Leur éclat — Glyphe ou graphème — D’alphabet ». Ainsi le lecteur se trouve-t-il d’emblée confronté à sa propre fin. Le livre est l’amorce (les prolégomènes) de cette fin annoncée. La mort préside au grand œuvre de Françoise Clédat. « La Disparition suprême » est confirmée par l’exergue emprunté à Stéphane Mallarmé (fragment 46 d’Hérodiade). Qu’enrichissent les réflexions sur la mort d’Alvaro Mutis — « Chaque poème un pas vers la mort » —, de Heiner Müller — « Dans le vide de l’air, élucubrations de têtes pourries » — et de Montaigne — « Tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté ». Le prologue est à lui seul un poème riche en pistes où engager la réflexion et la lecture. Outre les deux définitions qui éclairent le sens du projet de la poète sont évoqués le rapport nom / nombre, le glissement « euphonie / acrophonie / cacophonie », pris dans le « bégaiement de l’histoire », l’opposition « meurtre » / « amour » ; oubli / anamnèse ; le travail érudit qui a présidé à l’élaboration du grand poème épique de Françoise Clédat : « A vif Fréquentation hallucinée Livresque De la Destruction ». Pareille à l’archéologue cherchant à assembler les tesselles exhumées du sol, Françoise Clédat assemble patiemment, chapitre après chapitre, les poèmes des villes et, aède accomplie, recompose l’histoire de chacune d’elles en une épopée qui la caractérise, à la fois précise et documentée, mais aussi très personnelle. Ainsi du long poème de Xandu — Xanadu I /Xanadu II — qui, remontant l’histoire des exaltantes épopées de Marco Polo et de Kubilaï Khan, croise le rêve du poète Samuel Taylor Coleridge – A Vision in a Dream – « Vision de poète halluciné » reprise au XXe siècle par Jorge Luis Borges dans l’une de ses Enquêtes. Magnifique poème, « Histoire d’or écrite encre noire calame de bambou sur papyrus unique manuscrit original en écriture verticale mongole subsistant à nos jours » qui se clôt dans « La Vie belle » par ces vers étroitement liés à la poète, conception et art (le X au centre) : « L’auteure sort de la phrase du rêve Rejoint dans le texte Une qui a pris nom "croise l’épée" Par tel croisement Rêve et texte Lui font en exit signe d’exister Appel au monde par où naît Sort Effrayant sortir d’être si grand si peu Que boucles bordent X refend » (in X [NÉE SOUS]). Écrire serait alors « Défaire pour faire », s’effacer pour faire advenir l’autre. Pour ce faire, il convient de retrouver le « contexte perdu », de le ramener à la surface pour en révéler la forme, la procédure, l’horreur. Avec, pour certaines des villes avancées, une comptabilisation exacte du nombre de bombes lancées et du nombre de victimes. Le travail de recherche sous-tend le travail poétique. Pourtant, face à l’entreprise à accomplir, le doute s’insinue sous forme d’interrogations qui fragilisent la poète : « N’ayant légitimité victime ni témoin Ne savons où notre place pour en écrire Ni si cette place existe ». Cependant la poésie demeure. « Fragile » et « paradoxale ». Elle est garde-fou, injonction préventive, peut-être : « Ne pas oublier la poésie ». Le nombre de poèmes varie selon la ville qui est présentée (de 1 à 4). Mais viennent s’ajouter d’autres poèmes qui appartiennent à la seconde section, celle que la poète a intitulée « La Vie belle ». Cet intitulé n’apparaît que dans la table des matières. Ainsi donc l’ouvrage se présente-t-il sous une forme labyrinthique qui ne se dévoile qu’en cours de lecture. Le labyrinthe dans lequel le lecteur se trouve happé – la lecture des poèmes et le décryptage des villes s’avèrent passionnants – est un labyrinthe de la destruction. La Vie belle. Est-ce une antiphrase ? Ou bien le lecteur va-t-il pouvoir s’octroyer une pause, une respiration ? Les deux sont envisageables. De manière alternée. Ainsi de l’aleph. Les deux poèmes intitulés « Alzheimer » sont consacrés à la mère de la poète. « Alzheimère ». À l’image « dégradée » que la mère aimée présente : « AL — Heim — Ma mère en maison Déraison ». Construits sur le tâtonnement de la pensée – un terme par ligne —, les poèmes disent l’image inversée de la mère à partir de mots en « d » qui ponctuent la description propre à la sénescence : « déraison » / « défuie » / « décrite » / « détruite » / « édenté » / « dégradante » / « dégradée » / « dentelles ». Suivent trois autres poèmes pour dire l’amour / la mort. Françoise Clédat triture déstructure travaille sur les associations phoniques élide compose associe scinde en néologismes les mots valises qu’elle crée au passage : « verbenommant » / « démeurt » / « dé-joug » / « insuffire ». Parfois, usant d’une barre oblique (slash), elle disjoint un syntagme d’un autre. L’amour / la poésie sont les contrepoids nécessaires, vitaux, pour rétablir un semblant d’équilibre dans l’univers ténébreux qui est le nôtre. Quel autre pouvoir ? Quelle autre force possible ? Cela peut-il suffire ? Ne pas renoncer. Au rébus que l’histoire insensible « à nos sens » présente comme une forme tentaculaire innovant sans cesse dans la course au désastre, Françoise Clédat cherche la douceur. Elle la trouve dans le contact de la main qui se prête à la caresse. Le poème devient parfois poème en prose, empreint d’une douceur inattendue. C’est là, au cœur de ces enroulements de phrases, que Françoise Clédat dévoile un peu plus d’elle-même, toujours avec réserve. Le « je » s’investit de sa présence, revenant sur le passé et sur l’enfance (perdue). Une anamnèse de l’intime s’affirme. « […] [S]itôt le poème enregistré la légèreté m’est revenue son flux de gaieté, c’est alors que je nous ai pris par la main. » Sans pour autant que la poète perde de vue la violence qui conduit à la mort : « Comme C dire animaux doux mots avant que Conduits à l’abattoir ». Dans ces moments de douceur ressurgit l’éros qui dit la jouissance jumelle partagée du doux lien de l’échange. Mais toujours plane, par-delà les extinctions multiples, sa mort d’elle. Silencieuse souterraine lovée dans les sinuosités de la phrase, sûre dans sa lenteur qui va vers sa fin composée de multiples fines particules d’instants qui construisent une vie pour mieux la déconstruire, la défaire pour aller insensiblement vers une silencieuse extinction : « Je vis en avant de ma consumation à peine si je sais qu’elle me suit toutes mes vies passées réduites à cette mince traîne résiduelle mèche lente qu’alimente la flamme qui la détruit sa course vers une extrémité que nulle explosion ne dynamise mais simple épuisement de substance ma silencieuse extinction ». Un Grand Œuvre que ce livre sur l’écriture. Une somme impressionnante passionnante bouleversante. À lire à relire dans la lenteur, dans le désordre des lettres et des villes. Inépuisable livre d’une immense richesse qui, par-delà le dessein de la poète, recèle des poèmes d’une émouvante beauté. Poèmes où plane la présence absence de l’aimé, à jamais perdu. « Quand prise ne suis qu’à ce moment je prenne oh ! entière corps mien par tien d’âme à jamais ne distingue tant aimer ce comble |
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