Le phare du cousseix, 2017.
Lecture d’Isabelle Lévesque
Gravure originale de Cécile Reims pour l’édition « grand papier » – tirage limité d’A ore, Oradour Source AUJOURD’HUI ORADOUR Une voix humaine et simple souffle dans les poèmes des mots courts : « (ces enfants) ». S’agit-il d’un chœur, d’une conscience qui s’exprime ? Rien de démonstratif ni d’ostentatoire dans ce lamento où passe le silence des morts. Et maintenant, Oradour, où dans nos mémoires ? De quoi Oradour est-il le nom ? Quel est le sens de cet épisode monstrueux ? La première partie du poème de Françoise Clédat précise l’étymologie latine du nom propre. Orador, en occitan, c’est un oratoire, mot formé sur os, oris qui désigne la bouche, celle qui crie. L’histoire d’Oradour est pleine de cris. Elle commence avec ceux du crieur public qui rassemble la population, continue avec ceux des soldats lançant leurs ordres. Puis ce sont les cris des victimes. Les sons du nom du village se dispersent dans d’autres mots, comme « adorer », verbe qui appelle un complément. Quel autre complément que « ces enfants », si nombreuses jeunes victimes ? On entend distinctement « or », l’adverbe temporel, qui signifie « à cette heure », aujourd’hui, en ces différents mots car Oradour échappe à tout champ de signification ordinaire. Tout, dans le lexique, dans son apparente simplicité, semble entrer naturellement dans le poème fondé avec évidence sur la lettre [o]. « O de Œil (phénicien ‘ayin) », est-il précisé. Car notre lettre [o] est héritée de la lettre phénicienne appelée ‘ayin. C’est l’origine, mais aussi le néant, enseigne la kabbale. « O », bouche qui crie et vortex où tout disparaît, là vit le cœur du livre. Le passé simple claque au milieu des présents, il coupe en deux le temps (avant/après), l’heure a sonné : cercle d’ Origine la pupille n’être plus qu’initiale qui fut Organe au noir de chaque œil fœtus effaré (dans le ventre de sa mère conçu pour la catastrophe et tous deux l’ignorent) Un commentaire isolé énonce l’absurde : c’était donc pour cette fin que les mères avaient conçu et porté leurs enfants ? La logique bascule et place le scandale entre parenthèses, isolément, aveuglément comme une excroissance monstrueuse du poème. Impossible de s’échapper. Suivront les conséquences déployées sur plusieurs vers : le silence « criant » des enfants, la vie réduite, de l’œil à la bouche. Le cri resté en suspens : œil comme bouche troué Les corps ont été brûlés, démembrés, pour empêcher toute identification. Les parenthèses marquent le scandale, indicible tant est faible le dire. L’arrachement du jeune être réduit dans l’adverbe léger, répété, « à peine », puisque la vie à peine amorcée a été ôtée. Quelques vers des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, à la rescousse, sont cités, qui relient entre eux des massacres à quatre siècles de distance. Le poète baroque épouvanté évoque le « vieillard », à qui tout est ôté : « Que ce corps ruiné de bresches en tous lieux, / Laisse voler l’esprit dans le chemin des cieux ». Les enfants d’Oradour ont connu ce destin dans l’église de leur village. Ce village, la poète le dit « si pareil au [s]ien », comme une mère est si pareille à une autre mère et un enfant à un autre enfant. La deuxième partie du poème répète les récits des rares survivants de ce 10 juin à 16 heures : Les enfants des écoles les bébés dans les bras de leurs mères les femmes tout le groupe des enfants des femmes par soldats armés conduits vers l’église « [C]ercle » et « population encerclée » se font écho dans ce poème où le polyptote a déjà donné ses munitions de mots. La tournure passive livre les innocents au massacre, simplement (on est alors passé de l’acéré des vers de D’Aubigné à la simple évocation en parataxe des victimes et du fait). L’église est le lieu clos des prières, des oraisons, c’est l’oratoire originel d’Oradour. Comme l’oculus phénicien protège les bateaux, l’église devrait protéger les fidèles rassemblés, 350 femmes et enfants. Vers l’inexorable : « conduits », « attente », « pas encore peur ». Cette fois le cri, qui voudrait le pousser ? Le lecteur ? Le poète ? Les soldats furent enfants avant d’être soldats Obéissance forcée ou volontaire c’est un enfant toujours qui devient un soldat Les soldats de la division Das Reich étaient âgés d’à peine vingt ans. Leurs mères pensaient sans doute à eux alors qu’ils tuaient d’autres mères et grands-mères, d’autres enfants : le plus jeune des enfants a huit jours, six ont moins de six mois L’obéissance des soldats était-elle encore celle de l’enfance ? Était-elle « forcée ou volontaire » ? (Des « Malgré-nous » composaient aussi la division de soldats.) Le meurtre sera perpétré sur celui que fut le soldat, sur l’enfance qu’il a vécue. À cette équation imparable contribuent les reprises de mots qui tissent le texte et rapprochent peu à peu les êtres humains (victimes / bourreaux) les uns des autres. La coupe des vers place à l’attaque et en évidence le [o] obsédant de l’horreur : Mon enfant est-il m ort asphyxié par manque d’ oxygène inhalation d’ oxyde de carbone arrêt cardiaque hém orragie avant que les flammes ne le m ordent ivre de peur et de d ouleur […] Chaque mot coupé nous fait buter pour aboutir au mot « ogre ». Mais contrairement à ceux des contes, les « ogres » ici ont des noms, ceux des officiers qui commandèrent le massacre : Lammerding, Diekmann, Kahn, Barth, tous d’abord enfants d’une mère. Le massacre rejoint les autres barbaries — toutes se ressemblent en terme d’horreur et ce [o] polymorphe et asséné devient signe de ralliement pour ceux que la raison a désertés — qui aboutissent au carnage : Occis enfants des Oradours de Biélorussie Grèce Italie Tchécoslovaquie des Osmaniyés d’Arménie des actualisés massacres d’ Occident Afrique Orient Moyen-Orient La troisième partie montre ce qu’ont vu les hommes arrivés après le départ des soldats, sans invention, dans la parole sèche des constats des témoins (on aurait aimé que soient citées les sources précises de ces témoignages et les noms des témoins) : Deux enfants enlacés Un enfant assis tête penchée Petits restes dans voiture d’enfant Consumés Certains démembrés Crânes jambes bras thorax Petit pied dans un soulier Jonchant le sol ou pêle-mêle hâtivement Jetés dans fosse l’ Odeur (Ont raconté l’odeur) Et puis ce sont les gestes d’après, rassemblés en des infinitifs qui sonnent comme des devoirs terribles (déblayer, exhumer, transporter…), ils aboutissent au décompte effrayant des victimes. La dernière partie du poème nous place dans les ruines d’Oradour aujourd’hui, classées, immobiles pour conserver la mémoire de l’horreur. Or la conjonction du titre nie le nom, or rien ne peut être dit par la poésie qui soit parlant : |
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