Tarabuste Éditeur, Collection Doute b.a.t. Poésie, 2017.
Lecture d’ Angèle Paoli
L’ÉTRANGE VOIX DU MONDE Étrange territoire poétique que celui qu’habite et investit Pascal Commère dans Territoire du Coyote. Territoire peu ordinaire, en effet, à la fois mystérieux et déroutant. Déroutant parce que la poésie qui compose cet ensemble de poèmes ne « donne » pas dans la facilité. Sur le plan de l’écriture et de la forme, elle présente nombre de particularités qui peuvent déconcerter. Notamment cet écart qui se lit entre le monde-matière du poème et le travail mis en œuvre pour parvenir à le cerner et à le rendre habitable. C’est que la palette de Pascal Commère est vaste. Richesse de la langue et variété des registres ; spécificité du vocabulaire ; jeux de langage et jeux sur les sonorités ; lyrisme noble ; tonalité qui mêle épique, mélancolie et humour… Le poète explore tout ce que l’art poétique contemporain offre de ressources. Mystérieux et énigmatique, le territoire l’est d’emblée. Par le titre, lequel semble une invitation au voyage en terres lointaines. Tout au long de cette traversée en treize épisodes, la question demeure. Quel territoire ? Pour quel Coyote ? Le Coyote, on l’imagine spontanément être la figure du poète lui-même. Quant au territoire, il est vraisemblable que ce soit le territoire poétique de Pascal Commère, habité des matériaux qui lui sont propres ou familiers. La campagne, la vie paysanne, ses hommes et ses engins, la neige, le froid, la trace. Le temps… La table finale et les titres qu’elle révèle valident cette première impression. L’hiver y tient une place importante. À quoi il faut ajouter une pluralité de mondes : le monde des plantes : « Du côté des Marcottes » / « Anthère » / « L’Ortie veille » ; celui des bêtes : « Prédominance des Taureaux » / « Jars » ; celui de la mémoire : « Mémoire du Nombre » / « Survivance des Rituels ». D’autres intitulés gardent le secret de leur contenu… Il faut donc patienter. Plusieurs exergues ouvrent des pistes. Le plus éloquent d’entre eux est sans doute le premier, celui sur lequel s’ouvre l’ensemble du recueil et qui le recouvre tout entier. Il est emprunté à l’artiste allemand Joseph Beuys dont Pascal Commère propose une citation : « I like America and America likes me. » Entre le « Coyote » et l’Amérique du Nord, la relation s’établit tout aussitôt. Avec deux entrées possibles et complémentaires : le dieu ou héros de la mythologie indienne et l’animal (un canidé proche du loup) qui lui est associé et avec lequel il se confond. Parmi les signes distinctifs de cet animal sauvage, citons son aptitude à ruser pour déjouer les pièges tendus par les chasseurs. Dans la mythologie amérindienne, Coyote est ce héros anthropomorphe prompt à se rebeller contre les conventions sociales. Le poète va-t-il entraîner son lecteur sur les pistes épiques de la geste indienne, exterminations des tribus et des coyotes, rituels chamaniques de réconciliation entre les Blancs dominateurs et les animaux ? Peut-être pas. Sans doute va-t-il alors l’entraîner sur ses propres traces, qui sont celles d’une forme de protestation. Car on peut aussi être Coyote dans les terres rurales de la vieille France, laquelle est soumise à toutes sortes de destructions et d’abandons. Quant à Joseph Beuys, invité à New York en mai 1974 pour présenter, galerie René-Block, une performance artistique, il arrive sur les lieux en ambulance, sur une civière, emmitouflé dans une couverture de feutre, afin de ne pas poser les pieds sur le sol américain et de s’en protéger. Tenue qu’il ne quittera pas durant tout son séjour. Il vivra ainsi accoutré trois jours durant dans un espace grillagé qu’il partagera avec un coyote sauvage, récemment capturé, lequel s’acharnera à vouloir dépecer la tenue de camouflage de son compère. Partage d’un même territoire par l’homme et par l’animal sauvage, partage également des différents matériaux qui composent l’espace : paille, feutre, cage. Déchets et déjections. Dont l’artiste allemand entend explorer la matérialité. Une manière à lui, par ailleurs, très engagée et poussée à l’extrême, de manifester sa totale désapprobation de la guerre au Viêt Nam. Joseph Beuys, I Like America and America Likes Me (Performance, NYC, 1974) Source Prenant l’artiste allemand pour fil conducteur de sa propre réflexion, Pascal Commère explore son propre territoire avec les mots et les corps qui le constituent. Châssis roues calandres pylônes éoliennes… ou encore compost fumures orties terreau thalle saprophytes… Je rapprocherais volontiers la section d’ouverture « Un froid qui serre » et la onzième, intitulée « D’hiver, disait-elle ». Composés en caractères italiques, centrés sur la page, les poèmes de ces deux sections (très brèves) sont resserrés, comme le froid qui recouvre l’univers du poète et la terre qui l’habite/qu’il habite. Pascal Commère tente de dire et le fait avec talent, avec peu de mots, dans des vers minimalistes (à l’exemple d’André du Bouchet), ce resserrement de l’hiver et de l’être, pris entre ombres et gel. Un respir à peine, un glissé pour écrire le rien qui demeure, ce peu de choses qui vit encore dans la faille. Et qui vibre dans les interlignages. Rien pour retenir rien pour demeurer. Ainsi se dessine le « territoire de coyote » de Pascal Commère, un tremblé dans « nos mains pauvres. » Et le poème pour viatique : « Ce qu’il nous faut porter de cela qui est vivre » La terre prise dans l’étau de l’hiver ne livre que ce peu auquel la voix du poète s’attache. Pourtant, le territoire poétique de Pascal Commère présente de multiples formes d’expression et l’on voit s’allonger les poèmes, pris dans une densité soudaine, inattendue, un flot resserré de mots pour dire un monde autre, un hors-temps fait de neige, d’ornières d’arbres et de grumes, d’engins laissés à l’abandon dans les champs ou immobilisés dans les quinconces d’un parking, l’autoroute proche, malgré tout, les traces et entailles laissées par les roues des tracteurs bétaillères et camions, tous d’engeance taurine, qui retiennent l’attention d’un Coyote paysan, aux semelles alourdies par les boues, un Indien solitaire, égaré parmi des silhouettes sans visages, dans sa réserve vide. Un décor peut-être emprunté, dans sa matérialité, à ceux que l’on rencontre chez certains poètes américains. Et pourtant c’est bien de nos campagnes qu’il est question, abandonnées, livrées à la destruction progressive et concertée ainsi qu’au vide existentiel. Il se dégage des poèmes de « Parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », ou plus avant dans le recueil, dans la section finale des « Éoliennes sur champ de neige », une atmosphère reconnaissable entre mille et qui étreint. Les paysages de campagne pris dans l’immobilité de l’hiver, leurs « vignes tirées à quatre épingles », leurs absents d’« un an tout juste » qui ponctuent le temps de leur disparition, la vie qui perce malgré tout, « de loin crochetée au revers/d’un talus », c’est tout ce qui reste d’un temps qui n’est plus, ces menues choses de peu de poids que le vide enveloppe de même que la brume : « […] traînées de neige en attend d’autres, lever du jour une brume ramasse dans l’épaisseur ce qui persiste à être une trochée d’aulnes réchappée du vide, ce qu’il est sans qu’on sache quoi persiste du monde et surgit dans la trouée des phares… » Ce qui reste, dans ce « paysage toujours à reprendre et qui demeure/au bord du vide », ce sont les éoliennes, leur retour entre les poèmes du début du recueil et ceux de la fin : « […] des éoliennes dans l’air qui tournent, la neige, une éclaircie, un abri de bus — froid ». Une ponctuation ailée, permanence silencieuse, pareille à celle des oiseaux qui sillonnent le ciel. « Éternels étourneaux » qui procurent un « vertige unique » à lever le nez vers les nuages. Oiseaux/arbres, qui ancrent leurs racines dans le sol gelé, la boue des sillons et déploient leurs ailes dans les airs pourvoyeurs d’un « vent immatériel ». Le poème d’ouverture d’« Éoliennes sur champs de neige » — on croit lire le titre d’une toile d’un peintre à venir —, très beau poème métaphorique, construit sur des strophes irrégulières, va crescendo : deux alexandrins, puis dix-sept/dix-huit syllabes ; et retour à un hexasyllabe. Le rythme prend de l’ampleur, s’enfle et grossit à mesure que le poème se déploie en images et que les éoliennes impriment sur le paysage leur mouvement d’oiseaux géants et de mâtures. Puis se pose : « Les oiseaux reviennent. Grandes ailes au loin brassant l’air sans relâche, tournant, que seul signale l’ampoule rouge du phare tout en haut qui clignote, jette autour sur le ciel l’éclat d’un vin clairet qui ne tache pas au sol la neige amoncelée. » Avec « Du côté des Marcottes », un titre à mi-chemin d’un titre de Proust ou de Michaux, sacré tour de passe-passe (ou clin d’œil malicieux), avec « Anthère » aussi et avec « L’ortie veille », le poète entraîne son lecteur dans le monde des macérations lentes et des cycles invisibles, compost et déchets, décompositions et pourrissement. « Le beau, on le trouve en remuant les décombres », écrit Antonio Porchia à qui Pascal Commère cède la voix avant d’ouvrir la section « Chasseur dyslexique ». Poèmes au vocabulaire précis où le petit monde rural est vu sous la focale du gros plan ou du plan rapproché, comme pris sous l’œil d’un monocle ou le verre grossissant d’une loupe (ainsi le suggère, semble-t-il, l’illustration de la première de couverture), monde secret où se vivent le travail silencieux de la nature et la geste invisible de la sève et de la reproduction. « — L’ordure mère des composts : maturation des pulpes denrées & matière putréfiées, particules. Le ventre de la terre en travail dans l’épais du monde, la procédure sombre, le pourrissement. » Marcottage surgeons branches bourgeons se fraient un passage dans les vers ; de même les vivaces le plantain les mâches les rhizomes et l’ortie, qui, à elle seule, donne son titre à la section « L’ortie veille ». Magnifiée par le poème d’Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz proposé en exergue : « […] Mais le cœur de la terre m’attristait Déjà ; et je savais qu’il bat non sous la roseraie Choyée, mais là où croit ma sœur ortie, obscure, délaissée. » Avoisinant l’embrouillamini des halliers, le lierre le gui et la cenelle, l’ortie qui dissémine, discrète, sa présence « […] l’ortie du soleil ras entre les interstices D’ailes » culmine dans la métaphore de la mort : « […] s’agitant une dernière fois signe ultime, l’ortie de la mort singulière— ses crocs dans la chair tendre. » Et toujours, quelle que soit la forme que prend le poème (par exemple les sizains anaphoriques d’ « Anthère », section implicitement consacrée aux champignons), la nature engourdie par le froid côtoie le rien côtoie la mort. « Entre les mots de l’herbe — difficile qui dit et ne dit rien de l’opacité dont se pare l’imprévisible, dans l’angle mort où ricane la bouche d’ombre — jetées à l’abandon salive et sanies, l’or noir bilieux. » « […] Mots, morts tel hiver. » Bien des choses restent à explorer dans ce recueil poétique où l’on entend bruire « [l]’étrange voix du monde ». Je laisse à d’autres que moi le soin de prendre le relais. Quoi qu’il en soit, par-delà le dépérissement et la disparition lente mais permanente des êtres et des choses demeure d’ores et déjà ce peu de poussière qui dépose sa trace dans les vers ultimes de ce très beau Territoire du Coyote : |
PASCAL COMMÈRE Source ■ Pascal Commère sur Terres de femmes ▼ → [La courbe des fumées là-bas] (poème extrait de Territoire du Coyote) → [Blanche, la gelée aux quatre coins] (poème extrait de « Songe du petit cheval déplacé en terre franque ») → Mémoire, ce qui demeure (note de lecture d’AP) → Lettre de la mère (extrait de Mémoire, ce qui demeure) → Sur la poussière → [Crayonné paysage] (poème extrait de « Sur une ligne de crête en Toscane ») ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur reflets de lumière) Joseph Beuys – Coyote → (sur Terre à ciel) une page consacrée à Pascal Commère (nombreux extraits + notice bibliographique) → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Pascal Commère → (sur le site de France Culture) Pascal Commère dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau (émission du 13 mai 2012) |
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