Inventaires 2012-2016,
Éditions du Noroît, Collection Poésie, 2017.
Lecture d’ Angèle Paoli
« DIS OUI NOMBREUSE À VOIX VIOLENTE » Je regarde ce livre, je le déplace d’un lieu à un autre, je le déplace au gré des heures. Il m’accompagne et pourtant il m’effraie. Je sais que tôt ou tard, je vais m’immerger dans les pages et peut-être m’y noyer. À l’image de cette nageuse qui, sur la première de couverture, lutte désespérément. Contre la vague submergeante. Ce que je vois me happe, je m’en détourne, de peur de. Une femme se noie, une moitié du visage dans l’eau, l’autre encore hors de l’eau. Pour combien de temps ? Son œil dilaté sectionné par la vague dit l’effroi. De même sa bouche grande ouverte sur le cri. Des bulles d’eau remontent des profondeurs, qui asphyxient la nageuse. L’eau verte l’aspire. Pourtant elle lutte. Son bras droit tente l’effort ultime. La survie. Une larme s’échappe qui tombe rejoindre les bulles. Elle pleure. Loin derrière elle, une esquisse d’horizon. Devenu inaccessible. Ce qui surprend, c’est la cigarette qui pend des lèvres, hors de la bouche. La dernière bouffée du condamné avant sa disparition finale ? Peut-être. L’illustration de couverture est empruntée à une toile de Dana Schutz : Swimming, Smoking, Crying (2009). Titre du recueil : D’où surgit parfois un bras d’horizon. Celui-ci est signé Denise Desautels. Je lis et je relis. Je passe d’un « inventaire » à l’autre — il y en a quatre en tout —. J’avance dans un univers où domine le noir. La nuit. La mort. La mort de la nageuse peinte par Dana Schutz, mais aussi celle pour qui ont été écrits, en hommage à la poète Anne Hébert, les poèmes d’« Inventaire I », rassemblés sous l’intitulé : « Une petite morte s’est couchée en travers de la porte. » « Obsédante petite morte qui se joue des pronoms. » Une manière sans doute pour Denise Desautels de se mettre à l’écoute du drame intime de l’autre, de partager la terreur qui en émane et qui renvoie à d’autres terreurs, personnelles celles-là. S’il y a une douleur que toutes les femmes peuvent comprendre et s’approprier, c’est bien celle de la perte d’un enfant. « À chacune sa petite morte rebelle », écrit Denise Desautels. Ou encore : « À chacune — vue de face — la terreur de toutes… ». Des drames intimes de chacune aux douleurs de toutes. Du particulier à l’universel. De l’individuel à l’« humain ». Vertige abyssal. Qui porte avec lui, dans son flot incontrôlable, ce « fracas » permanent que le mot « fait dans la tête ». Ce lot de questionnements insolubles qu’il convoie et charrie, avec les mêmes heurts, les mêmes incompréhensions. Avec cette interrogation personnelle lancinante : « Au seuil de soi où est-ce. Où est-on. Où bouge l’autre. Et jusqu’où. » Denise Desautels est de ces femmes qui vibrent à l’unisson de toutes les autres femmes, dans la même colère, dans le même effroi, dans la même souffrance. Dans le même parti pris féminin. « À chacune tous les continents une infinitive colère se hisse. S’ouvre. Où désobéir. Où partir. Sans mort à nos trousses. » Écrire, pour crier ce qui meurtrit. Ce qui enrage. Lutter contre « l’effroi de la vie » qui submerge, de la vie qui anéantit. Les « Inventaires » sont au nombre de quatre. Quatre inventaires, amples, diversifiés, numérotés et encadrés par deux dates : février/octobre. Deux mois butoirs, rédigés, en italiques, à la manière d’un journal. Il y a bien aussi (en sous-partie d’« Inventaires IV ») des « Inventaires des odeurs », isolés, avec leur crescendo de tragédies, nombre de morts et dates. En février 2012, la poète cherche l’élan. La force de se régénérer quand le manque obsède. Celui-là même qui catalyse tous les manques. Et draine toutes les absences. Tenace, le manque originel. Qui fouaille jusqu’à l’os. Quelque chose de l’enfance meurtrie refait surface « surdité et sauvagerie maternelles. » « Il aurait fallu […] Que se liguent tôt sur la paroi du maigre muscle de famille espoir pensée élan et langue. Que j’acquière tôt l’habitude d’être vivante. » Comment trouver le désir lorsqu’il faut continûment chaque matin, jour après jour, « aborder la douleur » ? La nécessaire plongée dans le gouffre côtoie l’appel au secours : « Viens, accompagne-moi, sauve-moi. » Face à l’obsédant déchirement engendré par le chaos perpétuel, et malgré les efforts entrepris pour s’en dégager, « le poème pleure ». Et « les mots ne prennent plus ». De ce terrible constat, il s’ensuit cet appel : « Vois vacillants mes mots par l’excès graves tordus cassés vaincus. » Et cet aveu : « Une nouvelle mort dépossède ma langue. » En octobre 2013, « l’inconsolable insomniaque » continue de ne voir que la nuit. Comment faire pour « [é]chapper au ressassement de l’obscur » ? s’interroge la poète. Comment supporter et affronter « l’immense pourquoi » ? La réponse émerge dans les mots de Louise Dupré, une réponse encourageante, consolatrice, qui dit la confiance : « Il y a longtemps que tu penses noir, que tu vois noir, que tu parles noir en plein soleil. La nature humaine est incurable, tu le sais depuis longtemps, tu es nombreuse en ta solitude, ce n’est pas une consolation, tout au plus un constat. Tu n’as pas fini de compter les chaises vides autour de toi et tu les observes du coin de l’œil en jurant que tu ne t’y assoiras pas. C’est debout que tu veux t’habiter, debout parmi les vivants. » C’est sur ces mots parégoriques, apaisants que se clôt le recueil de Denise Desautels. La traversée poétique du recueil se fait sur quatre années (2012-2016) et sur plusieurs épisodes. Chacun de ces « inventaires » est explicité par un sous-titre qui en donne la coloration spécifique : « la mémoire/l’oubli » ; « la résistance/la colère » ; « le désir /la douleur » ; « la vie/le vieillissement/l’apocalypse /l’art ». Nombreux sont les indices textuels du paratexte qui disent la violence qui malmène l’âme en perdition, et qui la conduisent vers la nuit. Ainsi des nombreuses citations, exergues (mais pas seulement), qui ponctuent les poèmes. Ils constituent à eux seuls des textes à part entière. Ils sont autant de jalons, d’appuis, de repères que Denise Desautels arrime, au fur et à mesure, tout au long de son cheminement poétique. On y croise nombre de poètes québécois, connus, mais bien d’autres poètes encore, venus d’ailleurs, Anise Koltz, Alejandra Pizarnik, Emily Dickinson, Tita Reut, Christa Wolf, Yves Bonnefoy, Rainer Maria Rilke, Fernando Pessoa… Pour n’en citer que quelques-uns. Mais les thématiques qui les réunissent dans la toile tissée par la poète, sont les mêmes. Elles reprennent en écho ce qu’énonce ou que dénonce Denise Desautels. Ainsi des textes en prose de « Pour dire nous voici » — Inventaire II, la résistance, la colère — : l’exergue emprunté à Nicole Brossard donne le ton : « À quoi ressemble une colère amplifiée de pluriel féminin ? » Et Denise Desautels de reprendre à la suite : « Dis oui nombreuse à voix violente » ou encore : « Nous seins nus pour dire non pour dire nous voici. » Et de clore par ces mots exaltés qui disent la révolte et l’unisson dans la révolte : « Nous toi tes camarades dans le même cœur menacé avec nos corps nos morts nos désordres distincts. Nous en spirale planétaires pour penser nid d’espérance. Le poids réel de notre cœur menacé ajusté à la haute résonance des livres. » La douleur qui habite la poète est polymorphe. Inassouvissable, elle se nourrit de sa propre monstrueuse « humanité ». « Ça flirte parfois avec l’insensé. Ai déjà moi-même soulevé carnage levé main poing poignard. Aurais pu aller loin loin. Grâce à cette panoplie de monstres en moi — qui fouillent partout jusqu’à la pointe des os. Émeute, mugissement. Solidaire par tous mes pores. C’est fou à lier ou rien du tout ou simplement humaine — Le suis-je encore. Avec ou sans camisole. » Polymorphe également, l’écriture pour dire cette douleur, pour la traquer et la cerner. Une écriture au vitriol. Pour dénoncer les vies saccagées, les os dépecés. Dense serrée, nourrie de la douleur multiple d’autrui, artistes surtout, poètes, et femmes, l’écriture de Denise Desautels est un cri. Tantôt saccadé, heurté, brisé ; tantôt fluent comme l’eau qui enserre le naufrage. Le cri est partout. Que domine d’emblée celui de Munch, entraînant à sa suite bien d’autres cris. Ceux de l’artiste belge Berlinde de B[ruyckere] et ces « arbres-corps tombés blessés pansés » ou encore ce « tas de chair » de la voix de Geneviève Blais, « ces sons de gorge mal accordée/ de gorge éraillée un bruit d’animal à l’abattoir ». Œuvres majeures avec lesquelles Denise Desautels a établi un lien indéfectible. Un apparentement : « On transmigre. On se rapproche du fond. C’est vacarme en nous filles et mères humaines face à l’autre océan. Doigts bras grilles — appelant on dirait. Plateforme de caresses soudain mobilisées. En attente. D’être sauvées. Ta voix cogne. Toi. Moi. Nos complots d’éclopées. Un long mur de ronces penche. Avant même notre première rencontre. La forêt ne tient plus — qui la réparera. » Pourtant, çà et là, parmi les décombres et l’encagement, surgissent une lueur, un éclair de tendresse. Ainsi, dans ces quelques vers extraits du dernier poème dédié à Hélène Monette : « pourtant nous veille rêve dis viens poème petite paix » Et puis, ces vers clairsemés, sans pareil, de la « faiseuse de poèmes » : « Il neige inconditionnellement. » |
DENISE DESAUTELS Ph. Rémy Boily Source ■ Denise Desautels sur Terres de femmes ▼ → Pour dire nous voici (extrait de D’où surgit parfois un bras d’horizon) → [ça dit grand] (poème extrait de L’Angle noir de la joie) → La dernière rivière (autre poème extrait de L’Angle noir de la joie) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de Dimedia) une fiche sur D’où surgit parfois un bras d’horizon → (sur Recours au Poème) Denise Desautels : La Dame en noir de la poésie québécoise, par Marilyne Bertoncini → (sur le site de la Mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Denise Desautels → (sur Mediapart) « Denise Desautels ou la résistance à l’écriture », par Pascal Maillard |
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