« ENTRE EXTASE ET ABÎME », LE OUI DE JEANINE BAUDE
Oui : Du titre à la première section du recueil | devisements
Oui. Un tel cri, un tel jaillissement ne se peut proférer que dans la ferveur ! Le monolithe qu’est ce Oui magistral, qui donne son titre au dernier recueil-poésie de Jeanine Baude, claque au visage et au vent. Pareil intitulé ne laisse aucune place aux tergiversations, atermoiements et autres barguignages. C’est un Oui sans préambules que lance à la volée la poète — dans un élan de vagues subversives à naître.
La lectrice que je suis cherche un sous-titre qui pourrait induire une direction. Il n’y en a pas. La « table » finale fera sans doute office d’échelle de cordes, d’étais où arrimer le questionnement. « Oui » à quoi ? Jusqu’où ce « oui » ? Pour faire contrepoids à quel « NON » ?
Emprunté à Adonis, le premier exergue du recueil donne le ton :
« Où finit la distance, où s’abolit la peur ? (in Le Temps étroit)
Et l’on soupçonne que les peurs, toutes les peurs de notre temps, vont être démasquées par la poète et saisies à bras-le-corps. Avec fureur, peut-être. Avec rage, pour sûr.
À ce titre incisif répond un vaste ensemble de poèmes déployé en six sections :
« OUI » // « Proses Vénitiennes suivies de quintils de l’acquiescement » // « Le chant d’Adrienne » // « Ô, Solitude, L’Île » // « Antiphonaire » // « Désert ».
Mais ce « OUI », clé de voûte et clé du recueil, recouvre de sa bannière unique l’architecture pyramidale de l’ouvrage. La première de ces sections reprend en écho le « Oui » du titre. Elle sert de fondement et de contrefort aux autres chants qui vont se déployer, en quête d’acquiescement et/ou de réconciliation, tout au long des pages.
Le terme « acquiescement » apparaît d’ailleurs explicitement dans l’intitulé de la seconde section : « Proses vénitiennes suivies de quintils de l’acquiescement ». Quant à la première occurrence du mot, elle est présente dès le poème d’ouverture du recueil Oui.
Les trente-et-un poèmes qui constituent la section « Oui » sont tous construits à l’identique. Façonnés dans la même matrice. Propre à canaliser et à ordonnancer un lyrisme personnel que la poète s’emploie, par la contrainte formelle, à endiguer. Ici, dans cette première section, un septain en caractères romains, l’autre en italiques. Deux autres vers également en italiques suivent, séparés des deux strophes précédentes par une interligne. Ils ponctuent l’ensemble, peut-être sur le mode conciliatoire des contraires. Et sans doute aussi pour témoigner d’une ouverture. Parce que la poète, si volontiers rebelle, est aussi une enthousiaste, une battante, qui ne recule devant rien. Pas même devant la prise de risque. « Je ne peux pas vivre sans désir et je ne peux pas vivre sans risque », déclare Jeanine Baude dans un entretien avec Joëlle Gardes (in revue Phœnix, mars 2014).
Chacun des poèmes du « Oui » reprend invariablement les deux formules introductives :
« Tous les non de ma vie sont… » (Premier septain) / « Mais prononcer ce oui » (avec la variante « proférer », second septain).
De sorte que l’impression dominante qui ressort de la lecture est celle d’un flux et d’un reflux incessants, à la fois autres et identiques, qui emportent dans une houle ininterrompue. Du reste, aucun point final ne vient clore les poèmes. Il faut donc se laisser porter sur la ligne de crête de chaque strophe et attendre que la vague retombe (provisoirement) et s’échoue sur les deux derniers vers, pour reprendre souffle. Le poème suivant, de même facture et de même intensité, remporte le lecteur sur la crête du rouleau et le drosse d’une strophe à l’autre en un mouvement ascendant/descendant identique.
Paysage premier, la mer
Le paysage premier de la révolte est celui de la mer, « sel et vague » ; celui de l’apaisement — acquiescement — aussi. Sans doute parce que la mer, son mouvement inépuisable, son infinie patience à retisser sans cesse les mêmes flots, sont les plus à même de prendre en considération le corps, ses mouvements intimes, son langage.
Ainsi se donne à lire le poème d’ouverture de Oui :
« Tous les non de ma vie sont brûlants
de révolte emprise sous le sel et la vague
roulant de mon corps vers l’horizon
le plus ferme et le plus atteignable
dans l’essor d’un mouvement
où le signe paraît sur une ligne rouge
sang vie, sang mêlés
Mais prononcer ce oui sur l’encre violette
du rivage, algues et armérias se frottant
à la nudité des pierres sur papier coloré
de marées, de gerbes verdoyantes
quand la plage devient ce livre d’audace
cette mer de perplexités courant
en rubans de métonymies et de parenthèses
le navire au loin dans sa traîne
vague après vague roule l’acquiescement »
Les non qui sont dénoncés par Jeanine Baude sont multiples : « Tous les non de ma vie sont pluriels ». Ils sont ceux de notre temps. Des « temps de nuées froides ». Ils véhiculent avec eux hardes tessons de verre épaves dévastations horreurs quotidiennes sang guerres destruction misère grande et cruauté des hommes. Leur liste est infinie et Jeanine Baude les ramène sur la grève sous la violence rageuse de ses images. Sensible à la musique et au rythme, la poète dissémine dans ses vers des homophonies qui amplifient encore les rebonds soubresauts et volutes qui se poursuivent d’un vers à l’autre. Tout en pratiquant des rejets inattendus, afin que l’oreille paresseuse ne s’installe pas dans un bercement trop facile. Car la poète tient le lecteur en éveil, sous tension. Une tension qu’elle met en place avec art en jouant sur les oppositions entre le non et le oui. Et aussi sur les intrications étroites qui les lient l’un à l’autre.
Ainsi de ces vers du poème XX :
« Tous les non de ma vie sont bouche abolie
éboulée de désordres, le sang défiant le sens
la colère, lame de fond entre les tours surprises… »
À ces rages, à ces désordres, le poème doit répondre par un « oui » vibrant à la vie, à tout ce qu’elle porte de lumière, de clarté, de force et de beauté :
« Mais prononcer ce oui sur le cygne, élytres blancs
sous les ailes, la trame de l’écrit enroulée sous l’envol
l’épopée de l’oiseau striant la nue… »
Et toujours, dans les deux derniers vers, cette ouverture vers la vie justement, son chant continuel, son insondable et stimulante richesse :
« Je dirai le corps et le corps encore
le centre et la chute amoureuse »
Mais quels que soient les mots que la poète arbore et claironne pour réveiller nos incertitudes et pour que nous nous tenions aux aguets, l’écriture est au centre. Elle est le centre :
« le chant, seul recours, étincelle à l’oreille
du labyrinthe, ton congé de clarté, ta nuit sereine »
ou bien :
« alors, trames et langage s’adossent dans les plis
à rebours des cauchemars, un temple s’ouvre et siffle »
ou encore :
« l’écrit, sa tunique insomniaque et sensible à l’obscur
déversant son ruisseau secret, sa clarté, sa lumière »
La parole de la poète tient de la profération, du chant pythique, tant s’enlacent s’enroulent se nouant se dénouant les unes aux autres en un carmen mystérieux, vibrant, énigmatique, les images les plus inattendues, convoquées dans un élan ininterrompu. Le verbe ici charrie dans sa verve la mémoire des poètes aimés. On reconnaît au passage la présence éminente de René Char, mais aussi celle de Gérard de Nerval, de Charles Baudelaire. Ou de Théophile Gautier. La poésie de Jeanine Baude puise ses forces et ses racines dans un terroir fertile dont elle a une suprême connaissance.
Mais toujours l’horreur reconduit sur les devants de la scène son manteau de fureur, et c’est René Char qui revient alors sous la plume de la poète :
« Tous les non de ma vie sont flammes
en ce jour de sang sur Paris endeuillé
et des Feuillets d’Hypnos, je réitère
la rage ; le courage secret, celui qui vient de loin
habiter nos boyaux, notre esprit, notre marche
en vainqueur et je chante, loriot du pauvre, celui assassiné »
à quoi répondent les vers qui suivent :
« Oui, respirer en avant d’une blanche splendeur, drapeau levé
sur la paix, le royaume de chair, sonner l’adieu de l’épaisseur
obscure… » ( in « XXX, Venise », le 7 janvier 2015)
Venise et les quintils
Dans la seconde section, intitulée « Proses vénitiennes suivies de quintils de l’acquiescement », Jeanine Baude renouvelle l’effet de tension auquel elle est attentive. En maintenant la double architecture : texte en caractères romains/texte en italiques. Et en explorant deux formes poétiques nouvelles. Le poème en prose et le quintil, qu’elle rassemble, dans son désir de réconcilier les deux genres en un seul et même poème. Pourtant, sans doute en raison de l’allongement du vers et du jeu des rimes — rimes identiques alternées de type a/b/a/b/a ; c/d/c/d/c… —, la tension se mue en un balancement musical apaisant :
« J’acquiescerai à leur étreinte, à leur douce parade
Colombe et colombin au sang vif et vainqueur, rayonnant
De paresse et vapeur, et roucoulant sous l’annonciade
De leur bateau ancré à l’orée du sommeil, déroulant
De leur visage et leur corps délivrés la ronde accolade »
Hautement lyrique et raffiné — Ô, délices d’amours humaines et de vasques » —, le quintil de Jeanine Baude n’est pas sans évoquer la poésie d’un Saint-John Perse, dans ce vers notamment : « J’oserais l’oasis et les palmes, et du désert, la voile »…, dont le choix des mots et la rythmique remettent en mémoire les vers d’ Éloges.
Pour autant, fidèle à ses révoltes, la poète ne renonce nullement à proférer, dans la langue sienne, langue charnelle haute en couleurs et en voix, les vérités qui lui tiennent au corps et à cœur. Et l’éros et la rage ; et l’amour et l’écriture.
« Écrire ne se façonnerait donc que dans le silence
La perte d’un engouement si fort qu’il emporterait
La vague entière avec son mouvement et sa balance
La rupture avec soi-même, la blessure, échauffourée
Nécessaire au cri strident, sa vigueur, sa reconnaissance »
Quant aux poèmes en prose qui précèdent les quintils, ils sont tous introduits par une même formule à partir de laquelle le poème prend son élan : « Si Venise en hiver »… Suit alors — pas de manière systématique, mais très souvent — une longue litanie de phrases marquées par la présence d’un « si », énumérations prises dans un tempo qui se refuse à reprendre haleine. La poète décline dans ces enchaînements tout ce qui constitue pour elle le paysage vital de la ville qu’elle aime entre toutes : Venise. Là se mêlent les visions. Entre réel et imaginaire. Un réel transfiguré par les symbioses qu’effectue le regard.
« Si Venise en hiver me berce en son royaume : pierres menues réitérant le ciel des orages, et posées en quinconce quand l’éclair les foudroie, paraphant sous mes yeux la double incertitude du réel et du flou, disposant ses diamants sur des filets de pêche ; si les hommes rassemblent harmonie et silence en leurs mains d’artisan, quand paraît une femme au balcon, dénudée et rebelle, chevelure coulant sur les seins, si les dunes et les vagues lui font un corps d’éphèbe, hybride en sa chaleur, rond comme une pomme et se glissant léger entre les ors du soir et le chahut des bourdons qui soudain s’ébranle en leur pâle piété, la chose est que rien ne peut dissoudre si lèvres et doigts au chapitre d’amour rapprochant leur timbre de la peau, si celui qui parle et celui, audace en son cœur, qui s’allonge auprès d’elle, en son lit couronnant la rambarde, unissent la ville, le balcon, la pierre et le feu, si la femme et l’amant soudés en leurs délices délivrent la cité de ses miasmes reclus.
J’acquiescerai à leur étreinte… »
Quinze poèmes d’une prose exaltée, visionnaire, marient ainsi intimement la Sérénissime et la poète en des arabesques fluides, concoctées par la magie d’un verbe pulsionnel tout de ferveur et de désir. Avec pour guide majeure, au hasard des calli et des errances, la métaphore :
« Si Venise en hiver prenait le visage et le corps d’une femme pour parure, celui d’une vierge secrète et ardente en son temple de chair, mais retenue très loin dans un lieu dont la description importe peu, sinon qu’elle est douve fermée, aux mains d’un seul être, sensuel à souhait, il est vrai, mais que ni le vent, ni la tempête n’ont pu bousculer, reclus plus qu’un moine agnostique et ne souhaitant rien d’autre que sa cellule, sa femme ou sa servante […] ; alors la femme rejoint la vague et les cent-dix-huit îlots de la Sérénissime pour se fondre dans leur mouvement perpétuel. »
Où l’on retrouve, en un même « mouvement perpétuel », la femme et la mer.
Son nom d’Adrienne
Avec « Le chant d’Adrienne », suite de dix textes en prose, le visage de Venise prend le nom d’une femme. Adrienne. La poète s’adresse à elle directement, ouvrant et fermant son chant par un refrain réitéré tout au long de la section :
« Je te parle, Adrienne, et je te parle encore… ». Ouverture.
« Et je te parle, Adrienne… ». Fermeture.
Entre le long paragraphe d’ouverture et celui beaucoup plus bref de la clôture, un blanc. La marque d’une séparation.
De quoi la poète parle-t-elle ? Que confie-t-elle à Adrienne au cours de son chant ? Elle évoque tout d’abord, dans un long phrasé sans pause, les souffrances humaines : celles de « l’Indien psalmodiant sur le tambour sa colère », mais aussi celles de « la nubile et fraîche épousée » livrée en pâture à la fureur des hommes… Puis, derrière le « et » d’appui qui signale la reprise, Jeanine Baude évoque le passé d’Adrienne, Vénitienne sans doute, son passé de femme déportée dans les camps de la mort :
« Et je te parle, Adrienne, toi, ta robe du passé, celle rayée des camps où jetée, ta langue a pourri, tes bras décharnés enserrant l’autre, ses os déformés sous la chasuble, robe de mariée de vos jours d’éternité où la vase engluait vos chairs. Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui faisait cercle autour de vos têtes. »
Ainsi la poète rattache-t-elle Adrienne, et avec elle, ses « sœurs » de combats et de luttes, Germaine T. et Charlotte D. et tant d’autres encore, à toute l’humanité. Un même destin pour une horreur identique. Jeanine Baude elle-même, tout en n’ayant pas vécu l’expérience terrible des camps, s’inscrit, par la médiation de l’écriture et par celle de la pensée, dans la lignée de toutes celles, résistantes et sacrifiées, qui ont péri dans des conditions abominables, par la fureur des hommes :
« Et je te rejoins, Adrienne, je te rejoins même si je ne sais pas, n’ai pu vivre ton sort de la Résistance à la peur, toi, debout, entre leurs larmes, en ce matin de femmes roulées sous le joug, butant dans les marais aux herbes vernies de votre pus coulant de vos jambes et de vos mains blessées… »
Et l’on retrouve sous sa plume fertile et les non et les oui, lesquels s’entrecroisent et s’enchevêtrent dans les antagonismes qui constituent la vie même :
« Je te parle, Adrienne, et je te parle encore de ce monde androgyne pareil aux plantes hybrides qui pourrait être ce futur entre soleil et pluie. Le bien, le mal, la caresse et le fouet roulant leurs doigts, leurs germes, leurs cinglants serments sur la peau. Oui, tout s’assemble et se meurt, si la vie ne résiste pas à la mort annoncée. Et tu rougeoies encore dans ton étonnement d’être, dans ce malheur, la terreur enrôlant le désir. Ta route si pareille à la mienne alors que j’écris, signant sur la page l’appel des heureux et de ceux, boulets aux pieds, pétrissant le miel, si entre leurs dents la figue rouge danse encore comme nature se soulevant de son lit, rivière blanche éperdue et qui se perd, jet de salive sec, si le bois ne prend plus la flamme pour éclairer le foyer… »
C’est un bouleversant chant de désastre et d’amour que chante ici Jeanine Baude.
Insula | Isola | Isula
Si la mer est un lieu primordial pour la poète, l’île en est le point central. Bien sûr il y a la bretonne Ouessant. Que la poète fréquente et affectionne entre toutes. Mais dans la section Ô, solitude, l’île, c’est une île sans nom qui est abordée et célébrée. Non pas une île havre de paix et de suavités, mais une île plurielle, toute de contrastes, à la fois bienveillante et revêche. L’île absolue. Archétype de toutes les îles. Point n’est besoin de la nommer. Ce qui la caractérise le plus, c’est la solitude. « Ô, solitude, l’île ». Interjection qui fait de la « solitude » le point focal de ce syntagme, dont l’expansion est « l’île ». L’île, comme métaphore de la solitude. Rien qui surprenne si l’on s’en remet à l’étymologie latine qui fait de l’insulaire un isolé. Et de l’île un lieu disjoint (ou rejeté) du monde.
La composition de cette nouvelle section est bien singulière. Partagée en deux temps. Un premier temps de dix-huit poèmes construits sur une strophe unique de douze vers — laquelle commence sur la même noble interjection : « Ô, solitude, l’île ». Un second temps qui constitue un épilogue de quatre poèmes de treize vers : « Épilogue en treize vers ». Davantage prolongement que conclusion. Car c’est un hymne sans fin que déplie ou déploie la poète, aucun des poèmes n’étant destiné à se fermer, pas même le dernier. Aucun point pour mettre un terme à l’élan vital « écrire et écrire » :
« Ô, solitude, l’île et je danse sur le final, cet épilogue
Étiré débitant sous la plume misère et joyaux de l’enclume
Son feu rougi… »
Ou encore :
« Ô, solitude, l’île, épilogue resserré sur le soir, le baiser
Et l’aveu, long silence sur la branche, le livre s’étirant
Comme arbre sous la nue, la scène déroulant ses rythmes
Personnages et facettes d’une vanité passagère s’étiolant
Entre les mains du diseur… »
Et enfin :
« Ô, solitude, l’île si treize vers s’allongeaient, au-delà de douze, pour signer
L’épilogue, le chant tenu à son rythme, la page déployée avant de se fermer
Sur l’ouvert, l’inconnu que seuls la musique, les doigts sur le piano peuvent
Reprendre, en oubliant le jeu des phrases et versant, une sonorité après
L’autre, la polyphonie d’une écoute sur le tain d’un miroir à secrets
Façonnant le prisme… »
Se résigner à quitter l’île ne se peut d’aucune façon. Le chant se poursuit donc, ainsi peut-on du moins l’imaginer, en dehors du lecteur. Chant insatiable nourri par la prolificité de la mer de ses légendes de son corps de ses mystères et porté sans relâche par la musique intérieure qui rejaillit d’une strophe à l’autre. Ainsi n’est-il pas vain de mettre l’accent sur l’itération du [i], abondamment disséminé mais aussi sur celle des sonorités liquides : solitude/île/babil/salive // ensevelis/délivres // lit/lys/élixir/liant/scintillant… qui font de l’île une terre insoluble, légère, ailée, faite de résistances et d’insoumissions aux violences des hommes.
Antiphonaire/Désert
Les deux dernières sections de Oui sont d’une tonalité tant soit peu différente dans la mesure où chacune d’elles est dédiée à une personne particulière. Les poèmes d’ Antiphonaire sont une composition [a]utour de l’œuvre de Richard Serra. Les proses de Désert un « Envoi » à deux amis archéologues, Yvonne et Jean-Paul.
Étrangeté de cet Antiphonaire, « antiennes » et « psaumes » consacrés au sculpteur américain Richard Serra, du rythme monodique des neuvains qui se ferment sur le mot « Lectures » suivi d’un point. Jeanine Baude poursuit ici son approche architectonique de la composition tant poétique que musicale ; le pluriel final qui résonne comme un leitmotiv, ouvrant sur la lecture conjointe du poème précédent et du poème suivant. Quant à l’artiste et à son travail, ils sont bien présents dans l’entrelacs des phrases, mêlés à la scansion des images que lèvent en elle l’œuvre et les mains de l’artiste :
« Le visage de l’homme perdu, éperdu, clignant de l’œil dans l’inépuisable
Geste, Envol sur écran et voussures de femmes, prières aux dieux incertains… »
Ou encore :
« […] les feuillets désarçonnés de leur poids
Celui, volontaire et frappé du sculpteur rivé à son mât d’endurance, sa durée
Cassandre avouée, corps ou stèle levé, mémorial d’un temps explosé
Lectures. »
Disséminés dans le flux du poème surgissent ici et là « plaques tectoniques ripant l’une sur l’autre », « performance des tirants d’acier », « parallélépipèdes », « plans inclinés », « acier chauffé sous tes mains » tandis que « […] délestés | De notre petit présent sommés d’assurer l’entier », les egos se réduisent, contraints au décentrement.
Ces quelques remarques formulées au vol ne prétendent nullement rendre totalement compte de l’intensité ni de l’originalité du verbe foisonnant de Jeanine Baude, dont la présence se fond intimement au paysage babélien qu’elle soulève dans sa danse :
« Et tu danses, danses les volets grands ouverts sur les sônes d’Armor ».
Par une sorte de parfaite alchimie, l’univers du sculpteur et celui polymorphe de la poète fusionnent en un finale qui est loin d’avoir livré son dernier mot :
« Syllabes encore et spirales liées, la bouche pleine, l’espace criblé
Cela se présente comme une pyramide et ses lions, un palais inversé
Tu draines le désert sous ta semelle ripant de côté, une avenue au cou
Ses myriades de fenêtres, ses cheminées, le feu des premiers Indiens
Les chants syncopés ; tu halètes comme on allaite un enfant, d’un seul jet
De foudre, paraphe des nuées, la plume d’aigle saluée, la poudre
Des canons se dissolvant dans l’air et flacon, l’ivresse encore, la beauté
C’est Michaux L’espace du dedans, c’est Artaud du côté des Taharumaras
Ce plissé d’un cercle en mouvements et pauses, cet œuf de Babel qui pulse
Lectures.
À suivre…
mars 2016 »
Écrits en « apnée », les textes de Désert alternent prose sereine en hommage aux deux archéologues amis et prose exaltée par les événements tragiques de l’automne 2015. Cette dernière section est de loin la plus sombre du recueil, celle dans laquelle la folie du « non » livrée à la barbarie tend à faire basculer la poète vers le désespoir. Tout commence pourtant par l’observation admirative et calme des gestes précis des deux artisans courbés sur leur tâche et suants, « forces nouées à la terre », occupés tout entiers à exhumer bris de corps et d’objets afin de les inscrire dans une durée de laquelle nous découlons. La poète observe.
« J’accomplis du regard le voyage du livre, entre. Je régénère une durée »
« Je tente d’exister », confie-t-elle.
« Creuser/Nommer/Déchiffrer. Aller au-devant des traces. Jusqu’à ce moment où tout bascule. En novembre 2015. « Une kalachnikov sur le toit du monde. » Dès lors la question se pose : « À quoi sert de creuser ? » D’autres interrogations témoignent, dans leur persistance, de l’égarement et du désarroi de la poète : « Que faire du chant du rossignol, de ce printemps tardif qui l’adoube dans sa fierté ? Que faire ? »
Pour Jeanine Baude, pour qui « écrire, c’est résister », le poème est là, qui ouvre la voie au « Oui ». Il y faut une force de conviction inébranlable, un travail, aussi :
« Sauver le texte et le corps d’un suicide intégral, absolu.
Sauver l’esprit qui cogne aux tempes, le cri
Sa vibration, sauver l’être, sa coquille nacrée… »
Et
« Corriger, corriger encore le tir, la courbe.
Sur les cailloux, sur les os, la
Fente végétale et : profusion de lumière, obscure tranquillité. »
Que sont devenus les amis archéologues ? Dans une des dernières proses la poète confie :
« Et j’oublie, pour un temps, mes confrères archéologues quand midi sépare l’aube de l’étanchéité de la rage, d’un feu écartelé. Si la phrase s’étiole sur le désespoir, gangrène que j’avoue depuis trop longtemps, qui s’impose. Je n’aurais jamais cru devoir y revenir dans l’urgence. Je la laissais s’infiltrer entre les lignes comme dépôt de chair brûlée, comme libations pour l’osselet de l’oreille, comme soif qui ne tarit pas, sous l’arithmétique d’un cycle fatal. »
Et de conclure un peu plus loin :
« Ton livre en apnée recèle les pierres retirées du puits. »
La poète retrouve ses esprits, son verbe reprend de la voix, son phrasé retrouve sa houle originelle, puissante et régénératrice, pour offrir le texte final, magnifique coda [cauda] qu’elle destine à Steve Reich. Ouverture sur la beauté. Cette mystérieuse beauté dont la poète est seule à détenir les secrets :
« Nuit, ô nuit de mai, ma console d’azur taillée d’abstinence et d’isolement sur le poudroiement des sèves. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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