L’herbe qui tremble, 2017.
Lecture d’Isabelle Lévesque
« Mes mots sont des puits où les corps voudraient tomber. » G.B. Le nom d’Excideuil attire d’abord par sa syllabe finale. Jours de deuil ? Son début semble énoncer une sortie et les deux premières syllabes sont bien proches d’« occis » (toutes impressions démenties par l’étymologie). C’est pourtant d’une charmante ville de Dordogne qu’il s’agit. L’ancrage des poèmes, révélé là, se connote alors de douceur, elle sera confirmée et nuancera la part terrible des précédents livres de Gérard Bayo (ce livre est le quatrième publié par L’herbe qui tremble1). Excideuil se situe au cœur d’un pays de troubadours, Bertrand de Born, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel, Guiraut de Bornèlh, poètes de l’« Invention du fragile amour » dont les ombres ici apparaissent : « D’une tristesse lancinante et chère est encore leur amour. Inventé leur monde, inventé leur amour. » Amour pour la dame, pour le jour, la nuit, au passé des belles histoires : « Aimaient la vie. » Gérard Bayo les rejoint, chante à son tour en invoquant les mêmes destinataires, en travaillant les mêmes motifs. Dans Jours d’Excideuil, les oiseaux portent des noms : loriot, bihoreau, chardonneret, mésanges, « rossignols », « huîtriers pies, / courlis cendrés ». Les plantes aussi sont nommées : la « carotte sauvage », les « poivrons jaunes et [les] cognassiers », la modeste « dent-de-lion », « la cardamine, // la saxifrage, la ronce. Et la laitue / des murailles. » En tête de chaque poème, un titre, en lettres capitales, qui est souvent le début même de la phrase. Il situe le texte dans l’espace géographique (HAUT PERCHE, MONTAGNE, DANS LA COUR DE LA BIBLIOTHEQUE, MAREUIL SUR BELLE…) ou temporel (NUIT D’ÉTÉ, JOUR DE PAIX, CHANT AVANT L’AUBE…). L’indication peut aussi être thématique, avec des tonalités heureuses ou mélancoliques (SPLENDEUR DU TEMPS, DE NOUVEAU L’ÉCLAIRCIE…). Les mentions de lieux restent les plus nombreuses, comme très souvent chez Gérard Bayo. L’espace nommé fonde le poème, il porte son histoire qui se répète en échos assourdis dans ses textes. Si l’auteur peut dire à Rimbaud : « Tu parles / notre langue qui n’est pas nôtre », c’est que la langue du poète doit s’écarter de l’usage commun, devenir, paradoxalement, une « langue étrangère » qui puisse exprimer l’informulable. En multipliant les ellipses, Gérard Bayo bouscule la syntaxe. Les inversions se succèdent comme les phrases sans verbe. « NE SE LÈVERA LE JOUR », avance un titre. Le sujet déplacé trébuche comme les noms, les vers peuvent aussi répéter un même syntagme ou une préposition : « Les masures de bois s’alignent pour la nuit jusqu’à l’horizon hors de portée. Jusqu’au sommet de la colline. » C’est ce groupe de mots alors, cette précision, qui devient la phrase en débordant le vers. Page suivante (11), le « et » repris superpose et met sur le même plan une série d’expansions du nom, comme si elles pouvaient contenir, dans leur mystère et leur plénitude, toutes ces caractérisations : « Impossible d’échapper à la voix pure et lointaine et qui s’échappe, et vient si tard. » La langue, dans de discrètes dérogations, éloigne le convenu et capte l’orientation particulière d’un instant. La parataxe peut à son tour associer des instants captés : « Les peupliers n’existaient pas encore. […] Les piliers existaient, Les nuages aussi. » Alors chacun pourrait se croire en un conte dont le décor est dressé, précisément. Pourtant le temps, l’imparfait, figure d’éternité, est rompu : « La durée, / déjà », comme si l’éternité caduque ne pouvait se nourrir que du silence et s’accroître de la somme d’instants vécus dont le poème porte trace. Des vœux sont formulés : « Ô voudrais tant t’aimer, amie, encore après la mort. » Vœux, matrice d’un rêve qui s’éloigne, car la poésie de Gérard Bayo constate le perpétuel mouvement, l’effacement. « Loin » et « lointain », répétés, deviennent une rythmique comme les blancs, qui déplacent les mots dans le vers, clouent le poème au silence. Les arbres en sont les marqueurs, formes d’amers temporaires mais tenant debout l’ensemble du paysage qui vacille sous le ciel (érables, peupliers, bouleau, cyprès, cognassiers, cerisiers…). Tout se rapproche et ne peut se fixer. L’instant est porteur de ce qui éloigne : « Les noix d’automne sont tombées, bientôt il va neiger. L’amour est seul à aimer, seul à n’être pas aimé. » Le cœur du poème balance entre des pôles lexicaux, répétés, modifiés, déplacés : « Rose s’élève la flamme des brasiers […] », Poésie d’attente et de rythme lent, le bercement réveille la mélancolie, en douceur. Le verbe absent, le nom, montrent leur capacité à embrasser sans limite. C’est toujours amoindrie qu’une impression surgit, l’éphémère est son destin : « Terre silencieuse et ciel désert. De la photo à la cendre. Et de la cendre au ciel vide. Imagine-les vivant la tristesse du crépuscule jamais tombé. » Peut-être faut-il écrire ce qui n’est plus : « SOUTINE LA TABLE J’enlève ceci, cela et tout est fait. Les sachant, les peindre. » Tout est loin, toujours. Tout est inaccessible. Lire Gérard Bayo pour prendre cette mesure entre soi et les choses (entre soi et soi). Le passé laisse des signes, les noms des hommes et des lieux s’inscrivent dans le présent qui s’éloigne. « Tu regardes presque assez longtemps » clôt l’un des poèmes de la première partie, aucune proposition pour traduire la finalité dans les cassures et les ellipses, pour que chacun poursuive ce qui ne peut s’achever ; l’énigme est inscrite partout, autour, dans le vers, à la jonction de deux termes paradoxaux qui se heurtent : « À LA LUMIÈRE DU JOUR dans la pénombre. La vie sans date, l’art sans date et dehors qui sait ? la douceur de vivre. » Les textes des poètes disparus, « sans date » désormais, sont loués, l’éternité les garde. Dans le poème PROBABILITÉS, les participes passés « coupées – rapprochées – hasardées – séparées » se confrontent alors que leurs sons s’appellent. Répétés ils se rapprochent et reviennent au destin tracé par des lignes brisées. Ce qui est scellé peut se rompre, par intermittences, dans les interstices consacrés du poème qui, par ses vers douloureux, réveillent le disparu pour qu’il vibre, ici, un instant. « Elle semble bien pourtant savoir ce que de nous elle attend, la vie. Amis, jamais nos poèmes ne furent inachevés. » La vie décide du début et de la fin. Gérard Bayo répond-il ici à l’ami Pierre Dhainaut qui nous emmène « plus loin dans l’inachevé », « dans la lumière [elle-même] inachevée » et dont le poème est toujours « commencé » 2 ? Le mathématicien français spécialiste des probabilités, Wolfgang Döblin (fils de l’auteur de Berlin Alexanderplatz) mourut en 1940 en combattant la barbarie nazie. Il envoya, avant de se suicider, une enveloppe cachetée à l’Académie des Sciences avec le compte-rendu de ses dernières découvertes dans l’étude des probabilités : « Sur l'équation de Kolmogoroff ». « À Où sera-ce est enterré Wolfgang Döblin 416h. en 1970, poste à Rambervilliers, 8 km. Train à 2,5 km. Sapins : 300 m. Un sapin : 20 m. Sait bien de nous ce qu’elle attend. » « Répit », est-il indiqué en titre de ce poème aux allures mathématiques. Est-ce la vie, ce laps de temps ? Un moment improbable, impossible à poser en équation, comme le suggère le nom interrogatif du lieu où le jeune mathématicien est enterré : Housseras, dans les Vosges. Entre deux crépuscules, le jour vit. Celui du matin propose toujours une nouvelle naissance, et chaque jour offert s’y ajoute, « depuis que fleurit le bois mort » 3, comme le chantait Arnaut Daniel. Que deviendra l’amour ? « À quand l’autre, / le tout autre amour ? » Le poète ne peut évoquer que ce qu’il connaît : la vie. Avec les disparus, inaccessibles, le dialogue se poursuit cependant sur un seuil : « Un mur nous sépare, un mur de vent, de feuilles et d’arbres, de rayons de soleil. » Les morts « s’attardent » d’abord entre ces deux mondes. De cela, notre mémoire garde trace. Les écrits des poètes nous restent, nous les interrogeons. Gérard Bayo ne cesse son dialogue avec Rimbaud : « Tu es venu trop tôt / ou moi trop tard », lui dit-il. Et pourtant : « Ailleurs, nous nous sommes rencontrés. / Ailleurs déjà existe. » Est-ce « la vraie vie », celle qui permet de penser que « [l]a mort peut-être / n’existe pas » ? Ainsi se prolongent les échanges avec l’ami Rüdiger Fischer, Jackson Pollock, Chaïm Soutine, Anna Akhmatova, Vasalie Dohotar, et bien d’autres, dont le poète espagnol Antonio Machado qui nous fait passer d’Excideuil à Ségovie. Alors quand vient le soir, la nuit de neige, la présence est totale : « La mort venue, l’amour ne sait / plus finir. » Isabelle Lévesque D.R. Isabelle Lévesque pour Terres de femmes ____________________________ 1. La Langue des signes (2013), Un printemps difficile (2014), Neige, suivi de Vivante étoile (2015 – prix Mallarmé 2016) 2. Livres de Pierre Dhainaut : Le Poème commencé (Mercure de France, 1969), Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010). 3. Traduction de Jean-Claude Marol – La Fin’Amor, Chants de troubadours (Seuil, 1998). |
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