Dessin de David Hébert
in Jean Portante, L'Aquila, Éditions des Vanneaux, Carnets nomades.
DÉSESP-ERRANCE À TRAVERS LES RUINES
Septembre 2017 : Tavoliere della Puglia, les étendues s’étirent sous mes yeux, vastes et dorées sous ciel d’automne. Les éoliennes tournent plein Sud. Les villages sur éperons rocheux s’accrochent plein ciel. Veillés par les cimes du Gran Sasso. Les Tavoliere, anciennes terres de transhumances des rois d’Aragon, traversent de part en part. De Naples à Foggia et de Foggia à Naples.
J’observe les noms qui surgissent le long de la transversale qui va de la Campanie aux Pouilles. Certains éveillent en moi le souvenir lointain de textes étudiés jadis au lycée. Pescara, Foggia, L’Aquila. Et celui des Abruzzes. J’aimerais bifurquer, prendre la tangente. Mystérieuses Abruzzes. Ce ne sera pas pour ce voyage. Heureusement, il y a les livres. Et parmi eux, depuis quelques jours, celui de Jean Portante. Il vient combler un vide et raviver un désir. L’Aquila/Carnets Nomades/Éditions des Vanneaux. Et des dessins signés David Hébert. L’Aquila. J’ignorais jusqu’à ce jour que la famille de Jean Portante — qui est né, vit et réside au Luxembourg — fut originaire de cette ville. L’Aquila. Un fantôme de ville. Détruite par le séisme du 6 avril 2009. Un coup de poignard pour le poète Jean Portante. Secousse dans les entrailles. Déchirement. Il faut retourner à L’Aquila. Impérativement. Et écrire, écrire. D’urgence. Pour tenter de saisir ce qu’il est advenu d’elle : « où va l’âme d’une ville quand elle s’évapore ? », s’interroge le poète. Comment ranimer les souvenirs de ce qu’elle fut sinon en remettant ses pas dans les pas de l’enfance ? Ce qu’il reste d’une vie partagée par l’enfant avec les siens. Si peu de choses. Le souvenir d’une épicerie et de son coupe-mortadelle, quelques bons mots, des visages et des sourires. Des accents. Des timbres de voix. Des fantômes, habillés de tendresse par le poète.
Revenir sur ses pas, revenir sur le passé, celui défunt de la Città, celui, tout aussi défunt, des siens. Père/mère/grands-parents, paternels/maternels, auxquels le livre est dédié. De même qu’il joue sur la trajectoire Nord/Sud (ou Sud/Nord), le texte de Jean Portante joue sur cette alternance ou cette double localisation. Connaissances historiques d’un côté. Souvenirs personnels de l’autre, ravivés par les photos prises par le père aux côtés de l’enfant de cinq ans, de douze ans... « Douze photos, pas une de plus ». Plutôt onze, parce que la dernière, celle du grand-père mineur, mort dans le Nord, est noire. S’inventer cette contrainte : « c’est comme si j’écrivais un sonnet. quatorze vers, pas un de plus. la contrainte ne bride pas. elle pousse vers l’essentiel. vers les douze stations du départ… ». Une fois fixé son cadre, le poète peut écrire. Il évoque la vie à San Demetrio, « à un battement d’aile de l’aquila ». Une vie de tous les jours, un peu à l’ancienne. Celle des années 1950. Une vie modeste. Famille de paysans du Sud, de mineurs contraints à l’exil dans le Nord pour vivre. Une vie un peu ralentie mais de qualité, et non dépourvue de grandeur. Peut-être héritée de l’Antiquité. Une grandeur qui nourrit la fierté de l’enfant. Car L’Aquila est ville sabine. Le rapt de ses femmes par les Romains a été immortalisé. Les historiens de l’Antiquité s’en sont emparé. Plus tard, les peintres. Poussin, David Cortone, Schönfeld… L’Aquila est aussi la patrie de Célestin V (1209 -1296), élu pape en 1294, dont le gisant repose à Sainte-Marie de Collemaggio. Elle est aussi celle du célèbre Salluste, né en —86 à Amiternum, ville fondée par les Sabins. Devenue par la suite Aquila. Puis L’Aquila.
« salluste l’aquilain, dont la statue de bronze noir est plantée au milieu de piazza palazzo, à l’aquila, au cœur du centre historique… ».
Ces évocations raniment en moi le souvenir des Lettres Latines de Morisset-Thevenot. La Conjuration de Catilina. L’enfant Jean Portante, lui, ne rêve que d’aigle. « L’Aigle est un rêve d’enfance qui a tenu bon », écrit-il dans « journal d’un tremblement » (29/03/2013). Qui plus est, la vieille cité des Abruzzes s’offre le luxe d’une double étymologie. Celle de l’aigle bien sûr — aquila —, devenu l’emblème de la ville et de toute la région. Mais aussi celle de l’eau (Aquila est également un dérivé du latin acqua). La ville est en effet célèbre pour sa richesse en eau. Symbolisée par la fontaine aux 99 cannelle. 99 mascarons d’où jaillissent les eaux de l’Aterno.
Pourtant, dans la nuit du 6 avril 2009, pareille grandeur n’a servi à rien. Une fois encore, L’Aquila, capitale des Abruzzes, a subi les assauts de la Terre, a vécu déchirures et tremblements imprévisibles. En quelques heures, comme cela s’était déjà produit en 1461 et en 1703, les plus beaux monuments, leurs architectures ouvragées, témoignages d’art et d’histoire, se sont écroulés, transformant les rues et les places en un vaste champ de ruines. Un paysage de guerre sans le vrombissement des avions de bombardement.
Les allusions à cette tragédie récente sont consignées dans le « journal du tremblement. » Lequel s’étire sur quelques années. Du 3 avril 2009 au 3 mai 2014. Rédigé en italiques, le texte de ce journal alterne avec le texte courant en caractères romains et non daté. Cependant, quelle que soit la forme choisie, ce qui caractérise l’écriture de ce Carnet nomade consacré à L’Aquila, c’est le « brouillage de pistes », dont l’absence totale de capitales après les points. De sorte que les phrases s’enchaînent sans répit et que patronymes et toponymes sont mis au même rang que les noms communs. De sorte aussi qu’il faut garder son calme pour retrouver l’histoire du cantore epico dell’[a]quila [b]uccio di [r]anallo (1294-1363), noyée dans le texte courant. Il arrive que les yeux tombent par hasard sur les noms de « natalia ginzburg, moravia, calvino, pasolini, gadda, pirandello » et de tant d’autres encore… La lecture bute quelques instants, le temps de revenir à la phrase précédente pour vérifier si un enchaînement possible aurait échappé. Puis l’œil s’accoutume et imprime lui-même ses pauses et ses reprises sans la moindre hésitation. Parfois un souffle puissant s’empare de la page, secoue les torpeurs, emporte dans sa flamme. On ne peut qu’être pris par ce récit qui mêle intime et explicitations savantes, références historiques et gestes du quotidien. Avec toujours, en ligne de fond, pareille à une trajectoire imprimée en filigrane, cette déchirure qui va du Nord au Sud et du Nord au Sud. Ligne qui suit les déplacements imposés par l’exil ; depuis les terres ancestrales jusqu’aux terres d’accueil.
Ainsi de cet extrait :
« le lac de sinizzo. en face il y a le cimetière. le cimetière sud. avec son allée de cyprès. y dort grand-père. l’autre grand-père dort sous un bloc de minerai. un bloc du nord. on dit que mourir est une tasse d’obscurité. et on dit que boire dans cette tasse n’empêche pas de voir que les aigles qui passent ont un brin de temps dans leur bec. grand-mère est morte à quatre-vingt-dix-neuf ans. comme elle, l’aquila est restée dévouée au nombre quatre-vingt-dix-neuf. »
Au détour d’une rue, au détour d’une réflexion, une question brûlante fait soudain irruption. Que deviennent les morts dont les tombes ont été éventrées par le séisme ? Où vont les âmes secouées par les déchirures de la croûte terrestre ? Il faut être originaire de pays méditerranéens pour s’interroger de la sorte. Jean Portante, davantage homme du sud que luxembourgeois, résout avec humour cette préoccupation :
« on m’a dit que le cimetière de san demetrio n’a pas été épargné par le séisme. c’est là que vit l’âme de mon grand-père. au pied d’un énorme cyprès qui lui fait de l’ombre. j’imagine la tombe, la dalle qui tremble et grand-père qui par une fente toute fine se glisse dans le monde des tremblants. je le vois jouant aux cartes devant sa tombe avec les autres âmes qui se sont faufilées hors de leurs demeures crevassées. ils jouent à quatre trois sept, ils jouent à scopa, ils se racontent des histoires. à quoi bon peuvent bien ressembler les histoires des âmes après le tremblement de terre ? »
Ainsi s’interroge Jean Portante dans son journal d’un tremblement (30/04/09)
Les dessins de David Hébert disent tout cela, qui émaillent le texte et l’enrichissent dans l’important dossier qui fait suite. Structures éventrées, échafaudages, imbrications de lignes distordues, colonnes déstructurées, clochers tremblant sur leurs fondations, rosaces décentrées. Les étais, les écoperches et les traverses empêcheront-ils les murs de s’effondrer à la prochaine colère de la croûte terrestre ? Des traits grillagent l’espace. Le regard tente une percée dans ces enchevêtrements. L’architecture ainsi bousculée prend des allures piranésiennes inquiétantes et fascinantes. Parfois un ange s’élance, acrobate ailé, à la rescousse des cloches muettes. D’autres fois, la silhouette d’un chien solitaire traverse la page blanche. Trouée de silence. Le vide prend à la gorge. Une étrange tristesse nous saisit. Celle d’une longue errance éperdue à travers ruines.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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