Jacopo Carucci, dit Pontormo (1494-1557) Autoportrait, vers 1520 La Spezia, Museo Civico di arte antica, medievale e moderna Amedeo Lia Source [POUR QUE L’AFFAIRE S’ÉCLAIRCISSE…] (extrait de Ma durée Pontormo) Pour que l’affaire s’éclaircisse — car je sens bien les risques encourus sous le rapport de ces premières pages possiblement déconcertantes —, il convient de se montrer coopératif en livrant quelques indications au titre de supplément. Dimanche — ça aussi, l’ai-je précisé ? —, je m’étais donc couché dans une autre chambre que la mienne pour une raison qui, je l’avoue aujourd’hui, m’échappe à peu près totalement (appelons l’endroit pension et admettons pour simplifier et pouvoir continuer le récit, que je n’ai jamais disposé, comme chacun, que d’une chambre provisoire.) Ce soir-là, en tout cas, manquait la lampe de chevet aux étoiles découpées que nous avions rapportée il y a quelques années de la montagne et que j’aime presque autant que la montagne elle-même. Seule au-dessus du lit, une applique sans charme conçue pour un hôtel de classe médiocre, anonyme, dispensait sa lumière standard, ni livide ni chaude. J’ignore si le changement de lampe et la modification afférente influencent sérieusement la lecture — j’ai même tendance à en douter — mais j’ai pris une fois encore le livre, le Journal de ce peintre, je me suis mis à le lire, le relire, et j’ai lu très lentement. Lentement comme jamais. Seulement deux ou trois pages à la fois, au prix de pauses interrompues par des rêveries nombreuses, non exemptes de confusion ; avec des pauses profondes, d’inégale durée. [...] Plusieurs fois une phrase ou un mot m’ont saisi. Au début, naïvement, je crus devoir les recopier. Or il me fallut vite renoncer, du moins provisoirement. Dès que je prenais mon stylo, attrapais un bout de papier, dès que je me détournais , ne fût-ce qu’un instant, de la phrase, du paragraphe ou de la page lue, d’un mot précis ou d’un petit dessin, quelque chose dont je ne savais rien menaçait de disparaître d’une manière irréversible, et me le signifiait. Revenir au texte, lâcher mon attirail de scribe, ralentir ma façon, caler mes yeux sur l’enchaînement des mots en prêtant mieux l’oreille, il le fallait aussitôt. Carnet, stylo, crayons de couleur abandonnés alors sur la table de nuit — une cagette à claire-voie posée sur un sol inégal d’anciennes tomettes —, j’ajustais de nouveau ma façon au bloc grisâtre, mal justifié, désordonné du texte ; je plaçais mes mains sur mes oreilles, j’avalais ma salive : la chose redémarrait. Lentement, sans concession, elle m’emportait, tractait mon être jusqu’au bas de la page, au milieu de la nuit. Avant de la quitter, d’en aborder une autre, parfois une phrase semblait émettre un signal bref, venu comme d’un fond lointain : la relisant, je me laissais porter, faisais la planche, yeux au plafond, ruminais, ne bronchais plus, et je reste ainsi sans savoir ce qui va m’arriver, je crois que je me suis fait grand tort de retourner au lit, pourtant maintenant il est 4 heures il me semble que je vais très bien du moins pas avant d’être réellement persuadé de pouvoir cette fois suspendre sans dommage l’exercice pendant quelques secondes pour enfin recopier. |
PIERRE PARLANT Source ■ Pierre Parlant sur Terres de femmes ▼ → un autre extrait de Ma durée Pontormo ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Nous) la fiche de l’éditeur sur Ma durée Pontormo |
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