Nous sommes d’ici et d’ailleurs mais on nous fixe quelque part.
C.G.
Cécile Guivarch travaille la terre de mémoire : elle laisse ses mots simples la féconder pour transmettre les souvenirs de la lignée. Quelque chose est semé, qu’on laisse devenir, comme la tige de graminée de Jérôme Pergolesi qui court sur la couverture. Alors il faut plonger dans le récit éclaté et lacunaire de l’histoire d’ Abuelo, ou plutôt des bribes que la narratrice/poète a pu retrouver ou deviner. Ce récit est celui d’un secret de famille longtemps bien gardé. Cécile Guivarch « chante dans son arbre généalogique », comme le recommande Cocteau en épigraphe. Il s’agit ici de la lignée matrilinéaire et le secret est d’abord celui de la grand-mère espagnole, dont le compagnon la laissa, enceinte, pour fuir l’Espagne de Franco et les « grands cimetières sous la lune » si bien dénoncés par Georges Bernanos, et se réfugier à Cuba. « Abuelo » (« grand-père » en espagnol), c’est le père devenu secret de la mère. « Grand-père », c’est l’homme épousé par la grand-mère, celui qui prenait la main de la narratrice enfant et que la révélation fait tomber de l’arbre généalogique. Quant au héros absent, on ne saura presque rien de lui : homme coupé des siens par un passé composé qui scelle son destin,
« [t]u es parti avec la malle faite à la hâte. »
Déjà, l’adresse, l’appel, pour que le texte soit celui de sa présence restituée.
La suite, au présent, instaure un dialogue avec l’enfant, un monologue plutôt : une voix le cherche avec les mots simples de celle qui prend précaution pour protéger à rebours celui qui est parti : « Les lunettes tombent sur ton nez. Où est ton chapeau ? » Inversées, les relations se tissent autour de ce que l’on suppose, ce que l’on aurait voulu. Les « centaines de lettres » envoyées à la grand-mère, que sont-elles devenues ?
Un secret révélé, ce départ, se double d’interventions en italique, une petite voix murmurée, en haut de page, la langue espagnole s’y glisse naturellement comme on retrouve un refrain d’enfance, la mélodie d’une langue, celle du grand-père qu’on n’a pas oublié. La narratrice imagine les gestes lors du départ (les regrets), elle épouse la conscience de ce passé qu’elle invente grâce à des bribes auxquelles elles donnent une forme. Elles auront visage de poèmes courts, six ou sept vers le plus souvent, précédés de trois autres, en haut à droite, en italique. Oscillation entre les mots, groupes nominaux juxtaposés, et les phrases qui développent l’histoire d’une petite fille qui (sans le savoir) a grandi sans, avec un trou dans son histoire.
Des phrases s’achèvent sans que l’on sache le fin mot. Grand-père, ombre, trop loin, il faut bien supposer puisqu’en s’éloignant la voix qui portait les mots s’est tue. Redevenue enfant, la narratrice se souvient dans sa langue d’enfant des détails du passé :
« J’ai neuf ans. Dix peut-être. Devant le petit-déjeuner.
Tartines-pain-beurre-confiture. Fraise et moi petite. »
Le lexique simple, la juxtaposition nominale, met sur le devant les sensations ou les images fortes qui posent un décor pour la parole : celle-ci vient au quotidien dans les jours de l’enfant, par les récits de la mère, « les histoires de son enfance », par ceux de la grand-mère. L’enfant les place dans sa mémoire. Enfant qui « écoute », en attendant de transmettre à son tour :
« N’en perds pas une miette de petite fille. »
Cette conscience qu’il faut engranger s’accompagne de notations concrètes, comme s’il fallait pour se souvenir l’odeur, la présence, une matérialité. Pour garder trace, tout a une place, le goût de la fraise et son souvenir assureront un ancrage solide. La page narrative en prose le porte et le déporte vers l’avenir. Cela se mêle aux jeux d’enfant, à l’innocence du présent des jeux, « [p]oupées en épis. Colliers de fleurs. ». On pressent que celle qui joue si bien n’oubliera pas : elle fut petite, sa mère le fut comme sa grand-mère, entre ces femmes la parole dite courra comme « [c]ourses d’escargots ou de libellules ».
Pages de gauche, en vers, les menus riens défaits de l’histoire partielle du grand-père, à droite les lignes s’allongent en prose et la parole des femmes (de l’enfant même) livrent les paroles, avec l’accent parfois qui allonge les syllabes leur donnant un autre goût en bouche :
« Ma mère ne prononce pas tous les mots comme les autres mamans. »
Cela aussi entre dans le puzzle, dans l’histoire que la narratrice capte enfant comme elle la dit, adulte. Espagnol ou galicien (« castellano » ou « gallego », les deux déjà se mêlent), français, les langues se chevauchent, se parlent avec un accent toujours étranger qui étonne les autres enfants de la petite école normande.
Les pages de gauche, plus allusives, se font parfois oniriques : « [t]u es un oiseau sur une île ». Celui qui est parti devient un être à part que le quotidien n’ancre pas, on le rêve, on l’éloigne ou on le rapproche avec les mots. La langue au cœur des livres de Cécile est l’île contenue dans son prénom, on ne l’utilise pas, on l’observe. On sait que la langue « maternelle » de l’enfant, le français, est en réalité la langue paternelle. On reste sur un fil tendu entre deux terres également constitutives de soi. Entre ces langues s’est glissé le secret du grand-père parti, qu’a-t-il emporté (une langue tue ?) ? La frontière entre Espagne et France éloigne les cousins, la lignée les rapproche et la langue balance entre les deux :
« Nous les avons toutes en nous mais n’en parlons qu’une seule. »
Ce sont les adverbes qui portent la déchirure et la trace de ce qui est divisé : ici / là-bas. Ces adverbes peuvent désigner des lieux différents, là-bas : en Espagne ? Mais quand la mère voudrait fuir le ciel gris de Normandie, « là-bas », le « sud», c’est le sud de la France. La petite fille apprend à réévaluer les distances, l’extérieur qui est dedans (les frontières) autant qu’ailleurs. L’enfant revenue dans le texte l’exprime par l’interrogation constante (« Je suis ta petite fille aux questions. ») Une petite voix intérieure éprouve, apprécie les distances pour montrer que le temps comme les lieux n’ont de référents qu’affectifs et qu’ils peuvent nous encombrer puisque nous sommes de plusieurs lieux comme de plusieurs langues.
Tout cela trace un destin qui puise dans un lieu multiple l’unique appartenance familiale. Or le grand-père, dans l’exil, occupe un lieu autre qu’on ne peut décrire, l’absent vit sur une terre inconnue mais nommée, Cuba, en même temps que le secret est dévoilé : « Mon abuelo n’est pas mon grand-père. C’est un autre. » Alors déferlent les hypothèses sur sa manière de vivre : « il vit tout nu. En peau de bête. En maillot de bain. » L’île qu’il ne peut quitter, puisqu’il ne revient pas, c’est une île-prison, c’est la plus fameuse des îles, celle de Robinson Crusoé. Les groupes nominaux défilent au rythme de l’imagination de l’enfant qui réinvente l’histoire, comble les failles.
Face à face, deux personnes, sur la page paire, le grand-père, l’enfant sur la page impaire et tout le peuple du passé qui a fait le présent. Ce sont des racines, un arbre, l’affirmation d’une identité par l’exploration légère du secret levé. « [T]oujours neuf ans », la narratrice, car elle tient des bribes qu’elle assemble, « [u]n détail après l’autre ». Le retour n’aura pas lieu, il manque une branche à l’arbre porté par l’enfant.
Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
|
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.