éditions Honoré Champion, 2017.
Lecture d’Isabelle Lévesque
Qui écrit ? Requise par l’écriture convulsive et essentielle d’Hélène Cixous, par sa « jubilation solaire », Véronique Bergen lui emboîte le pas. Dans la suite effrénée d’une langue debout, qui tient, qui renaît, qui se déplace en faisant bouger le lexique et la syntaxe pour saper (c’est salutaire !) leurs assises, Véronique Bergen entre dans la danse, le processus, « une multiplicité d’états du verbe ». Son étude sur la langue d’Hélène Cixous s’organise en trois parties. La première retrace la « genèse de l’écriture ». Il faut renaître, créer une langue susceptible de devenir, de n’être pas ; le mouvement est sa loi organique, son principe de survie. Il ne suffit pas d’identifier les mots nouveaux, composés inédits véhiculés par la transe qui préside à la création de cette langue inconnue, identifiable pourtant, « langue mineure dans une langue majeure ». On accepte d’être perdu, égaré, en lisant Hélène Cixous, et Véronique Bergen nous guide dans la genèse de l’écriture d’un livre qui n’existera pas autrement que dans cette forme hybride, fatalement hybride, et que nous devrons accepter ainsi, dans sa grandeur. Le confort, le convenu : écartés, impossible d’entrer dans cette langue sans percevoir le vide traversé consciemment, courageusement, en vacillant. Se redresser ne peut que se vivre partiellement, l’équilibre menacé nourrit l’écriture au plus près du vivre dans un tourbillon où les forces vitales n’écarteront pas les morsures du réel. La blessure vécue comme possiblement mortelle irrigue la langue que l’on ne peut connaître, l’unique est son identité. Véronique Bergen le précise dès son « Ouverture » : elle se centre sur les textes en prose d’HC, écarte de son corpus les pièces de théâtre et les publications concernant la peinture. Elle choisit la confrontation directe avec le texte, avec la langue d’HC, créée de toutes pièces ou plutôt se créant, nourrie de vie comme processus de métamorphose. « Genèse de l’écriture », dont on ne sait quel sera l’aboutissement, l’écriture du livre peut échouer, l’auteur se confronte toujours au « spectre du ″livre que je n’écrirai pas″ », ou du « ″livre que tu n’écriras pas″ », « lqjnp » ou « lqtnp ». À l’origine, un désastre (la mort du père à Alger en 1948 alors qu’HC avait dix ans) : « Le verbe arrive dans le cône de la mort ».L’écriture est envisagée « comme un geste de contre-mort ». Si ses livres affirment la présence de ce « père intérieur », ils organisent aussi le maintien en vie de la mère-origine, Ève, puis fixent, en contre-oubli, avec tous les détails possibles, sa fin, nouvelle naissance qui ne peut pas être « sans douleur » pour cette sage-femme. Le livre survivant construit un mythe (Ève, la mère, sauvée miraculeusement ou logiquement par le processus vivant de l’écriture en devenir, en pro-création) : « Écrire passe par la profération d’un nom, s’enracine dans le cri du prénom du disparu. » Cette vocation sacre le mort en le perpétuant dans l’appel, elle le consacre par « l’écho transfiguré » du prénom, « Georges », prénom-graine qui enfantera les phrases. L’écriture prend corps dans cette adresse et cette matière qui devient le vivant transport du disparu retenu dans le tissu proliférant du texte qui se construit, existera. « [F]abrication du radeau sur le néant », précise HC, diffraction créatrice du moi dans les phrases générées par la blessure initiale, essentielle, inguérissable et qui contient la mort de l’auteure comme celle de son disparu premier (Georges). Le « dispositif continu de l’écriture » dresse un mur, une faille (la « scène primitive »), la blessure creusée ne l’altère pas, au contraire, son épanchement permet au fil textuel de devenir tissu. Ce tissu de mots, HC ne déplore jamais qu’il soit insuffisant : « On ne trouve guère en son œuvre de connivence avec ceux qui soupirent après la beauté incomparable de l’avant-mot et s’enferrent dans le paradoxe de qui, rêvant de retrouver le jadis pré-langagier, ne le peut qu’en usant d’un verbe. » Les mots « transforment le dehors » et « performent ce qu’ils disent », l’écriture, acte de création, modèle une forme existante, la révèle, l’exacerbe en une forme nouvelle, vacillante, trouvée qui échappe. L’acte démiurgique d’écrire mêle la vie et la mort. La porosité est telle qu’écrire inter-agit sur ces deux phases qui ne sont pas distinctes l’une de l’autre mais porteuses l’une de l’autre. L’écriture, voix inconsciente, s’organise en « chambre d’échos ». Sont accueillis les mouvements parfois contradictoires (amour, colère, joie…) qui orchestrent les pages, l’écoute est son principe actif, on est « visité, squatté », car le moi est « disséminé ». L’infini vit dans cette dissémination qui, selon Hélène Cixous, définit l’écriture. Sa langue suit le principe gigogne d’une prolifération constante qui sape les principes d’une syntaxe normée, policée. La claudication d’abord, puis l’émergence verticale et ascensionnelle la définissent. Toujours elle se remodèle se nourrissant du disparu redevenu, la liberté, l’échappée la conditionnent, la dissolvent. Chaque nouveau livre devient le matin du monde. L’analyse de Véronique Bergen trace le portrait d’un écrivain qui « essaie les mots dans tous les sens », faisant rouler les syllabes (« Etats-Unis » : « Etazuni Et ta Zuni ? Extasunie ») de sorte que nous sommes conduits, égarés dans un labyrinthe signifiant qui ré-invente chaque fois le fil qui ne mènera qu’au perpétuel dévouement à la création. Cette soumission est une adhésion, le dieu de l’écriture parle à travers elle, traverse son espace : aucune conquête, un franchissement constant qui sera recommencé, modifié. « Langue plus-que-vive », en ce sens. Véronique Bergen montre qu’elle opère par déplacement constant de mots, syllabes, écoute de voix éteintes qui à travers elle, l’écrivain HC, reprennent corps dans la langue inventée, renaissante, « relève miraculeuse » : « La politique de la langue consiste à se réapproprier une langue dominante en la désaxant, à la torsader, la recréer à partir d’une position d’énonciation minoritaire, celle du ″juifemme″. » Extraire le français d’un usage policé et acceptable, le faire « sortir de ses gonds » , lui faire vivre une déraison prolixe et signifiante, voilà qui détermine un usage politique de la langue. « [F]ission » et « fusion » sont analysées par Véronique Bergen, le « OR » détaché du nom du père, devient le titre d’un livre, ou « dedandehors » rassemblés en mot unique. Mots rabotés, syllabes migrantes allongeant les mots, croisement de langue (l’allemand en particulier), un ensemble de créations propres à HC sont répertoriées, révélant la familiarité de Véronique Bergen avec l’écrivain, mais aussi sa lecture exploratrice de ce qui est mis à l’œuvre, en bouillonnement, dans les livres d’HC. La « vive allure » chère à Caroline Sagot Duvauroux trouve ici son expression vivante et propulse le lecteur dans une lecture aventureuse et active. Écrire et inventer se frottent en une jouissance « plus-que-vive ». La deuxième partie traite de la « double injonction » à laquelle HC répond dans ses livres : « écrire / ne pas écrire », mais aussi « écrire / mais ne pas dire ». Dans La venue à l’écriture1 en particulier, HC a exposé le sentiment d’illégitimité que l’on peut (ou pouvait ?) éprouver à écrire quand on est une femme, mais aussi à écrire en français quand on a une mère allemande, un père algérien, quand on est étranger dans sa langue, et même « étranjuif ». Cette conquête, ou plutôt cette nécessaire invention de sa propre écriture, passe aussi par l’invention de soi comme corps sensible et organique, éprouvant, souffrant aussi. Elle se fait en se consacrant à « Dieu la Littérature » dont Joyce est le « prophète », à « Dieu-l’écriture ». Et HC s’affirme « religieusement athée, mais littérairement déiste ». Véronique Bergen peut ainsi parler de l’entrée « dans la liturgie des syllabes, la mystique de l’alphabet, la ré-invention de l’alphabet ». Du Livre selon Mallarmé au « Livre-messie », HC tourne donc autour de ce Livre interdit qu’elle n’écrira pas, alors qu’il est toujours présent. Peut-être se diffracte-t-il en chacun de ses livres écrits ? Il existe à l’origine et peut-être que « le livre impossible de son vivant jaillira posthume, naîtra posthume, queue de comète extraite du massif des autres livres […] ». Traitant toujours de l’origine de l’écriture, la troisième partie aborde la question de « l’écriture féminine » (qui n’est pas l’exclusivité des femmes), de sa dimension physique, corporelle : « La co-constitution de l’œuvre et du sujet écrivant produit par ce qu’il écrit a lieu au fil d’une genèse/éternelle jeunesse entée sur les affects et les percepts, sur les pulsions, sur l’inconscient à partir duquel des sensations converties en mots s’extraient. » Nous voyons ainsi, dans les livres d’Hélène Cixous, la pensée, la langue et le sujet écrivant naître conjointement. Véronique Bergen, reprenant une notion développée par Deleuze et Guattari, montre que le développement de la langue chez HC est « chaoïde » (et non « chaotique »). Elle correspond au « chaos universel ». Elle se développe d’une manière végétale. Elle pousse, se soulève, va vers la lumière, descend sous terre en une infinité de racines et rhizomes. Hélène Cixous ou Le Règne végétal pourrait-on dire en paraphrasant René-Guy Cadou. Cette « écriture féminine » ne s’appuie pas sur l’idée d’un auteur pré-existant et exerçant un contrôle total. Elle « s’enroule autour d’un « être écrite », « être rêvée, traversée de phrases » au fil d’une autre connaissance qui, passant par la désorientation, la perte de soi, atteint l’état mystique d’une fusion du « sujet » écrivant et de l’objet. Le Livre s’écrit, il parle parfois à celle qui physiquement est en train de l’écrire. De nombreux « revenants » y passent et s’expriment. L’auteur est une sorte de médium ou de chaman. Véronique Bergen s’attache aussi à caractériser l’écriture d’HC en la rapprochant de celles de ses « sœurs » : en particulier Ingeborg Bachmann, Marina Tsvétaïeva et bien sûr Clarisse Lispector. Ainsi Hélène Cixous écrit-elle sans fin dans l’espace du « dedans » de l’écriture et de la vie, contre l’oubli. Pasolini faisait de la disparition des lucioles la fin d’un monde. Georges Didi Huberman répondait : « Les lucioles ont-elles disparu ? Bien sûr que non. Quelques-unes sont tout près de nous, elles nous frôlent dans l’obscurité ; d’autres sont parties au-delà de l’horizon, essayant de reformer ailleurs leur communauté, leur minorité, leur désir partagé. »2 Véronique Bergen affirme à propos d’Hélène Cixous : « La libération des lucioles sur les paysages du verbe produit une luminescence qui passe par le devenir lanterne-magique de l’écriture. » Cette lanterne magique proustienne, c’est le « vivrécrire » à l’œuvre dans les livres d’Hélène Cixous qui nous montre l’« outre-vie ». Isabelle Lévesque D.R. Isabelle Lévesque pour Terres de femmes __________________________________ 1. Hélène Cixous, Madeleine Gagnon, Annie Leclerc, La Venue à l’écriture (UGE, 10/18, 1977). 2. Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles (Les éditions de Minuit, 2009). |
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