Guillaume Decourt, Le Cargo de Rébétika,
éditions LansKine, 2017.
Lecture d’Angèle Paoli
« C’était un vrai panama »
Source
« J’AI PERDU MON PANAMA »
Semblable à une nef des fous bienveillante, Le Cargo de Rébétika (et son compagnonnage d’originaux) dérive dans un univers-temps aux frontières incertaines. Le lecteur se trouve ainsi embarqué dans une utopie poétique aux accents vagues d’exotisme, une Carte du Tendre revisitée par le poète — Guillaume Decourt — avec « dune aux Outrages », Fontaine des Affins, embarcadère, Hôtel de l’Existence. Et Tombeau. Le Cargo de Rébétika, un « tombeau » tendresse pour Grupetta et Rébétika ? Peut-être. Le final du recueil le laisse à penser où s’exprime la nostalgie de ce qui n’est plus, ainsi qu’une once de regret. Et puis quelques acteurs de passage qui se croisent se rencontrent au cours de cette dérive des êtres et des mots d’où naît, en quarante-et-un poèmes, le récit poétique de l’étrange cargo de Rébétika. Un jeune homme (le narrateur) amoureux de deux femmes — successivement — Grupetta et Rébétika ; un acupuncteur, un « tenancier d’embarcadère », un « fauve sale » et Aristide. Plus quelques figurants qui ne font que passer. Et des oiseaux, aussi, des « moineaux enjoliveurs » qui inaugurent la journée de leurs « Phti tribilibi ».
Étrange recueil, étrange ouvrage que ce Cargo de Rébétika, cependant fidèle reflet de la citation première choisie en exergue et empruntée à Lawrence Durrell : « Une île, ténue comme une promesse. »
Promesse mince et fragile de l’île-utopie, qui s’évanouit dès que le pied se pose sur la terre ferme. Promesse d’un bonheur qui fut mais qui échappe à celui qui avait cru un instant s’en saisir durablement. Que reste-t-il au final ? Sinon cette pointe d’amertume désabusée qui fait dire à Robert de Montesquiou — seconde exergue — :
« Quand on ne croit à rien, pourquoi se dire adieu ? »
Le narrateur quant à lui, l’amoureux de Grupetta et de Rébétika, s’en sort par une pirouette, une sorte de chanson triste et boiteuse, construite sur l’alternance de vers impairs, 7/3 syllabes. Une chanson de la perte avec refrain :
« J’ai perdu mon panama […]
C’était un beau panama […]
C’était un vrai panama [...] »
La perte du couvre-chef en cache une autre, antérieure, et la couronne, en quelque sorte. Celle des deux amantes Grupetta et Rébétika :
« Grupetta, Rébétika.
J’ai pêché à la senne des petits poissons de remembrance
dont on peut manger la tête et la queue
sans frémir.
Grupetta, Rébétika. »
Avant de tirer révérence, le narrateur abattu perdu décontenancé par l’expérience de ses amours déçues, confie à sa chanson au panama :
« Je me sens démuni, las,
sans ressort. »
Ainsi les deux vers de fermeture du recueil rejoignent-ils le poème d’ouverture dans lequel le lecteur assiste, perplexe, à la chute mortelle d’une tête (celle de l’amoureux ?) et aux commentaires que l’événement suscite :
« Certains passaient disant : "Ces lunettes
sont cassées,
il devait être myope, méchamment." »
Ainsi se rejoignent les deux extrêmes du recueil. La boucle est bouclée. Le voyage à rebours est terminé.
Le poème d’ouverture et sa scène inaugurale annonçaient bien des singularités. Le lecteur s’interrogeait. Où est-on ? En quel pays ? En mer ? Rien de moins sûr.
« Notre région n’est pas maritime et les escales se mesurent
à la résonance du clocher de l’Église
sur une place sans palissades. »
C’est l’amoureux de Grupetta qui parle. Et aussitôt le lecteur de reconnaître quelque chose de « chez nous ».
Qui sont ces personnages ? Que font-ils ? Peu à peu, le lecteur s’abandonne. Il se laisse divaguer au gré des torsions de langage (menues, elles aussi) et des scènes qui se présentent, sans plus se poser de question. Peu importe, après tout. Il laisse les acteurs à leur mystère, à leurs rituels, à leurs petites extravagances et se prend à leur jeu. Ce qui est sûr, c’est que quelque chose cloche, sans qu’il soit possible de dire quoi au juste. Ce « cargo de bananes » et ces « bananes sans teint » annoncent un univers fondé sur l’attente. Celle d’une promesse improbable, inscrite dans un temps qui n’est plus et qui ne se réalisera pas :
« Ce cargo de bananes, dont on me parle
depuis l’enfance,
n’arrivera jamais du côté de chez moi. »
La tonalité est donnée. Quelque chose de désenchanté se profile, un voyage un peu triste malgré la tendresse et les sourires que l’on surprend au bord des lèvres. Car derrière ces saynètes brèves, ce qui capte l’intérêt du lecteur, c’est la façon qu’a le poète de coudre ensemble, l’air de rien, des détails ou des éléments du récit qui glissent du réalisme à la fantaisie. De sorte que le lecteur est surpris sans vraiment l’être tout à fait.
Ainsi du « fauve sale », enfermé dans sa « cage thoracique » à qui l’on arrache une molaire au motif d’une rage de dents :
« Cet arrachement
vous fait un bruit de cheval qui mange du sucre.
Comme un pas dans la neige. »
Comparaison pour le moins inattendue — et émouvante — dans la chute du poème XIII.
De même, l’on ne peut que sourire face à l’espièglerie de Grupetta, tour à tour « pudibonde » et « gaillarde » lorsqu’elle lance à son amoureux :
« Je veux que tu
me prennes par le trou qui t’amuse. »
Et l’amoureux de conclure avec tendresse et humour :
« Nous deux, ensemble, tartines et mouettes appariées :
c’était bienfaisance. »
Il faut prendre le temps de savourer chacune de ces scènes. Pour le « plaisir du texte ». Son apparente et trompeuse simplicité. Ses jeux de langage tellement naturels qu’ils en sont déconcertants lorsque l’on s’arrête pour y réfléchir. Difficile de refermer le livre sans s’arrêter un temps sur ce poème qui parle de la vie qui passe et du goût, indéfinissable, qu’elle laisse flotter sur les lèvres :
« Il est tard. Je me trouve bien loin déjà. Qu’êtes-vous devenues mes
petites bougresses ? J’ai trouvé un
métier à tisser, un fusil qui flotte comme un chat dans la mer. Je me rappelle
vaguement cette berceuse : « J’ai perdu mon panama
sur le port », nos « Dam di dou da » ; ces amours astringentes
que vous partageâtes. Vos Tombeaux, les avez-vous bâtis ?
Je cultive la Joie des Apiculteurs. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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