Le Versant noir est le titre du deuxième poème de ce beau et puissant recueil. Il donne son nom à l’ensemble, sous-titré Le Peuple est légendes et autres poèmes. C’est la voix de son peuple opprimé, celui des Aborigènes d’Australie, que Kevin Gilbert y fait entendre. Comme il l’explique dans une introduction, qui succède à l’avant-propos d’Eleanor Gilbert (l’un comme l’autre donnent des indications précieuses sur le travail du poète), « Le Versant noir peut être considéré comme un ensemble de portraits oraux d’opprimés, de patriotes, de libérateurs, criant leurs souffrances et leur détermination dans les vents du temps ». « Le versant noir, dit le poème, est le juste versant », car c’est celui de la couleur noire, la couleur de la peau de ceux dont ni les droits ni même l’existence n’ont été reconnus. En 1988, l’Australie a fêté le bicentenaire de l’établissement de la colonie et c’est à cette occasion que le recueil a été rassemblé. C’est contre les ordres du roi George qu’elle s’était établie sans qu’aucun traité n’ait été signé avec les indigènes, terra nullius, terre de personne, si bien que les Aborigènes, privés de tout, ne reconnurent jamais la colonisation. Même si une restitution partielle de leur terre eut lieu, certes tardivement, à partir de 1976, même si la fiction juridique de terra nullius a été rejetée, le mot d’ordre a longtemps été « l’Australie aux blancs », et l’on connaît la triste histoire des enfants arrachés à leur famille pour être assimilés, en quelque sorte blanchis. Une reconnaissance symbolique a eu lieu en 2008 lorsque le Premier ministre s’est excusé pour le tort commis aux Aborigènes. Kevin Gilbert (1933-1993) était mort depuis des années.
Kevin Gilbert était membre de la nation aborigène Wiradjuri, l’un des 250 groupes qui occupaient l’Australie avant la colonisation. Sur la tragique situation de son peuple, il a écrit de nombreux ouvrages de dénonciation. The Blackside est le premier de ses ouvrages traduit en français. Il faut remercier pour cette traduction le Castor Astral et surtout la traductrice, Marie-Christine Masset.
Dans les textes ici rassemblés défilent plusieurs personnages, réels ou symboliques, qui prennent la parole comme Oncle Paddy :
Je suis Paddy le noir. Je cueille le raisin
Et j’attrape les lapins
D’un extrême à l’autre
Du bon jus de fruits sur mes mains une semaine
L’autre des intestins puants de lapins
ou à qui il s’adresse comme « Hugh Ridgeway / Chrétien / Sobre / Noir / Décédé » (« Hôpital Taree »). Ou bien encore, il décrit les souffrances de tel ou tel, humble ou plus connu pour son engagement, comme « Sur la mort d’une patriote », celle de l’activiste Pearl Gibbs :
debout en force les patriotes et les prophètes
vont parler comme Pearl l’a fait pour
la vie précieuse la justice le peuple
Parfois, c’est un traître à la cause qui est invectivé ou durement critiqué :
Regarde-le mon frère
Regarde l’arriviste noir
[…]
Léchant souriant mentant
Suçant les Blancs…
Quand les enfants pleurent
Et meurent jours et nuits
Cette poésie engagée, militante, aux antipodes de ce qui se pratique chez nous, donne un choc salutaire. Jamais didactique, elle est parfois élégie, éloge, diatribe, poème d’amour, discours pour les droits de l’homme, mais aussi souvent récit. Ceci nous rappelle également que la poésie n’est pas simplement méditation et qu’elle a besoin de chair.
« Kiacatoo » décrit l’attaque d’un camp et le massacre des habitants, « Le désir de Gularwundul », la mort d’une petite fille faute de « l’eau propre / coulant directement / d’un robinet dans un bidon », qui avait pourtant été promise. Les déplorables conditions de vie ou de survie sont largement évoquées, d’autant plus intolérables quand elles ont lieu sur le terrain même des missions qui devraient lutter contre elles :
Bien sûr la mission où je vis c’est un dépotoir
De vieilles cabanes que les chiens reniflent
Des bébés noirs qui meurent dans les ordures
L’homme blanc est alors pris à partie : Homme blanc
Reviens voir l’entaille
Que tu as faite dans la poitrine
De la terre en coupant la tête du Noir
Ces poèmes pratiquement sans couleurs autres que le noir et le blanc, réalistes et symboliques, ne montrent aucun pathos mais expriment une immense colère devant le « rapt du pays / le vol et les privations ». Dans cette écriture sobre et précise, de temps à autre, une image apparaît, saisissante : « votre style / votre botte coloniale masque / votre patte fourchue. »
Outre l’émotion que l’on ressent devant ces textes retenus mais puissants, l’intérêt naît des réalités et des légendes évoquées. Les termes aborigènes foisonnent, opportunément expliqués par les notes de la traductrice : le bora, lieu d’initiation sacrée, les instruments de musique, les kylles et le dijeridoos, le coolamon, petit ustensile qui sert à transporter l’eau…
Le Temps-des-Rêves, Dreamtime, qui renvoie à l’âge d’or perdu, « parti y a longtemps », est plusieurs fois rappelé, par exemple dans « L’atelier de mon père », ou dans « Corroboree » : le titre du poème désigne la cérémonie permettant l’interaction des Aborigènes avec ce Temps. Le colon a détruit les légendes, comme celle du Bunyip, créature mythique dont la proie favorite est la femme, la « lubra », il a rompu le lien avec le sacré. C’est un des reproches que le poète lui adresse dans « Le Peuple est légendes » :
Tue la légende
Massacre-la
Avec ton athéisme
Ton hypocrisie fraternelle
[…]
Pour
Former le moule d’un homme
À ton niveau et à ton image
Homme blanc
ou dans « Renversement » :
l’avidité et la haine sont à présent la règle
Où jadis toute vie sacrée
était aimée
Compassion et colère naissent de la description de la femme, la lubra, contrainte à « vendre [s]a chatte pour un dollar » (« L’autre versant de l’histoire »), afin de faire vivre ses enfants ou du Jacky, le noir qui abandonne la dignité de son peuple et qui boit pour oublier, comme l’ont fait et le font la plupart des autochtones dans les pays colonisés, à commencer par les Indiens :
Donne-moi une petite pièce pour du pinard
Frère
[…]
Je ne suis pas ivre par choix, je suis un Noir
Frère
Si je voulais être ivre par choix
Frère
Et me coucher dans le caniveau
Pas parce que je suis un homme noir,
Mais par choix
Alors tu aurais le droit de ricaner avec mépris.
(« Pas choisi »)
Mais au-delà de leur aspect circonstantiel, ce sont toutes les formes d’oppression qui sont dénoncées. Le présent quasi constant, l’absence de repères historiques précis, en dehors de quelques poèmes, soustraient le texte à un enracinement trop précis, anecdotique, et lui confèrent une valeur universelle. Et la forme est ici essentielle. Dans la simplicité des mots et des phrases, la densité, la brutalité de ces poèmes nous bouleversent, nous arrachent un moment à nos conformismes et à nos égoïsmes de nantis. La belle et fidèle traduction, au plus près de l’original, de Marie-Christine Masset permet de saisir toute la dure saveur du texte et sa portée.
Le recueil se termine sur le poème « Arbre », mais, plus qu’un poème de clôture, il ouvre magnifiquement sur une forme d’espoir :
Je suis l’arbre
la terre dure affamée
la corneille et l’aigle
le soleil la gun et la mer
je suis l’argile sacrée
qui forme le sol
les herbes les vignes et l’homme
je suis toutes choses crées
je suis toi
et tu n’es rien
mais par moi l’arbre
tu es
Joëlle Gardes
D.R. Texte Joëlle Gardes
pour Terres de femmes

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