Marie-Hélène Prouteau, La Ville aux maisons qui penchent,
Suites nantaises,
éditions La Chambre d’échos, 2017.
Lecture d’Angèle Paoli
LE POINT DE LUMIÈRE QUI LIBÈRE L’ÉCRITURE
S’approprier l’espace d’une ville nécessite un patient apprentissage. Cet apprivoisement progressif, Marie-Hélène Prouteau la Bretonne, venue enfant de sa Beauce d’adoption pour vivre à Nantes, le revit par l’écriture. Suites nantaises, La Ville aux maisons qui penchent offre un parcours poétique varié, drainé par le regard sensuel de l’écrivain, un regard aiguisé tout à la fois par la beauté changeante de la lumière de l’eau et par celle de la pierre. Par la magie de leur fusionnement. Mais aussi par les fantômes du passé que la lecture vagabonde à travers la ville éveille. Un univers qui apparie habilement une réflexion profonde à la rêverie flâneuse.
On entre dans la ville par touches progressives. Couleur mouvement formes Histoire silhouettes. Mais de plain-pied d’emblée avec la couleur saisissante du blanc. « C’est une ville de pierres blanches ». Cette définition rythme par trois fois le chapitre introductif « Éveil ». En ouverture d’abord, dans l’épilogue enfin avec une précision d’importance : « C’est une ville de pierres blanches tranchées au fer ». Entre-deux, à mi-parcours, la phrase est complétée par l’expansion : « Cette couleur en majesté semble vêtir le cœur de Nantes d’une quiétude rare. » Ainsi la ville de Nantes marie-t-elle avec élégance et sérénité les contraires et les contradictions qui la caractérisent.
Les phrases introductives de chaque début de chapitre sont la plupart du temps des phrases nominales dans lesquelles prédomine la question du lieu. Une sorte de sésame ouvre la voie à la réflexion de la promeneuse qui accompagne le lecteur dans sa déambulation vagabonde.
« Une marche le long de la Loire, boulevard de Sarrebruck » / « Île de Nantes, les Anneaux de Buren » / « Hauteurs de la Butte Sainte-Anne »… D’autres fois, au contraire, les têtes de chapitres sont amorcées par une tournure impersonnelle ou par une formule plus générale, lesquelles laissent place à la surprise et à l’imprévu : « Il y a des jours où les dernières nouvelles semblent colportées par un diable ricanant de ses dents noires » / « Il arrive que la poésie descende dans la rue » / « L’envie vient soudain de rouvrir le livre 1945 de Michel Chaillou »…
Quel que soit le paysage qui se déroule sous nos yeux, ce qui frappe sous la plume de Marie-Hélène Prouteau, c’est l’intemporalité de cet univers très particulier baigné par les eaux millénaires de la Loire. Le temps vécu ici est un hors-temps qui met à égalité toutes les distances et tous les âges. Passé et présent se côtoient se mêlent s’enchevêtrent, bercés par « le sentiment de l’eau » et les berges mouvantes du fleuve. Un mouvement continu de nuages d’oiseaux de roselières de fluctuantes ondulations de « palpitations de la marée » fait du temps nantais un temps qui échappe à toute préhension brutale et définitive. D’autant plus insaisissable le temps nantais que se télescopent deux temps antithétiques. Le temps de la Terre et le temps de l’Homme : « Le temps de la terre va lentement, tandis que le temps humain file comme un bolide », écrit la poète dans le très beau chapitre « Il y a des mers qui chantent en nous ». C’est sans doute que Nantes, définie comme « la princesse des mélanges », n’en finit pas de marier à loisir les éléments, air/terres/eaux, jonglant habilement avec les matériaux naturels – tuffeau, roseaux et sables — et les matériaux inventés par les hommes, imprimant au paysage des métamorphoses inattendues. Lesquelles suggèrent à l’écriture, de manière spontanée, des métaphores marines ou navales. Ainsi en est-il du pont Tabarly qui assume pleinement la magie du fusionnement mer/air/pierre :
« Ce n’est pas un pont, c’est un bateau suspendu magiquement dans les airs. » Quant au promeneur-spectateur, le voilà embarqué, « voyageur en transit » dans une « croisière immobile ».
Ponts passerelles phares tours, tout un ensemble de cables et de haubans, de constructions maritimes et de décors futuristes, contribuent à brouiller l’espace et d’un même trait à biffer les perspectives temporelles :
« À cent vingt mètres de haut, le changement d’échelle comprime d’un coup l’espace et le temps ».
De sorte qu’à « la verticale des eaux » surgissent d’un seul regard « les Anneaux de Buren, la statue de Louis XVI, les tramways, la Cité radieuse du Corbusier, le monument dédié aux Cinquante Otages, la Tour L.U. » Et derrière les constructions inventions créations, ce sont les hautes figures des hommes qui ébauchent leurs statures.
Des noms font irruption au détour des quais des squares des jardins des chantiers, des chemins de halage, des contrées bordant l’estuaire. Certains connus d’autres moins ou connus des seuls Nantais. D’autres, encore, anonymes, esclaves sans visage autre que celui de l’extrême souffrance à laquelle ils furent livrés, enfermés dans les soutes des navires négriers ou jetés par-dessus bord. Toute la misère d’une époque remonte à la surface qui draine avec elle les malheurs qui rongent notre propre époque. Derrière les esclaves de jadis mangés par le scorbut et avalés par les vagues, les naufragés de Lampedusa « nous mettent face à nous-mêmes ». Implacable zeugma qui prolonge la passerelle entre hier et aujourd’hui et renouvelle ces « effroyables traversées en mer d’indifférence. » Une indifférence qui n’a cependant pas atteint le peintre William Turner dont la présence à Nantes en 1826 marque encore les esprits. Certaines toiles évoquées par Marie-Hélène Prouteau en sont le témoignage. Nantes, Chantiers Navals, vers 1826. Ou encore The Slave Ship. Lorsque, quelques années plus tard, il peint cette toile, Turner fait fusionner le port de Margate avec le souvenir qu’il a gardé du quai de la Fosse à Nantes : « Turner nous met au cœur d’un typhon, dans une vision d’enfer. Une apocalypse de formes et de couleurs », écrit Marie-Hélène Prouteau, ajoutant un peu plus loin : « Est-ce l’eau qui s’enflamme ou le ciel qui se noie ? » Le fusionnement des éléments — leur brouillage incessant — est déjà à l’œuvre sur la palette du grand peintre. Il semble interagir comme un fil conducteur qui guide partout interrogations et réflexions de la poète.
Au fur et à mesure que s’écoule le temps de la lecture, nombre de fantômes « viennent à notre rencontre ». Des lieux et des hommes. Inscrits dans l’histoire de la « ville aux maisons qui penchent » ou venus d’ailleurs. Les Ducs de Bretagne, bien sûr, en leur Château qui accueille l’exposition « En guerres ». On y croise l’histoire de Marie-Anne Keravec dont l’historiographie mentionne qu’elle a perdu ses quatre fils au cours de la Grande Guerre. Marie-Hélène Prouteau s’attarde sur chacun avec un même regard, généreux et vigilant. Elle accorde une semblable importance ou un semblable intérêt au SDF et aux musiciens des rues sommés de disparaître ; aux hommes uniformément gris d’Isaac Cordal en leur installation prémonitoire, à Maximilien Siffait et à ses Folies, à Rodolphe Bresdin et à ses rêveries fantastiques. Aux enfances de Dostoïevski que font revivre les toiles d’Olga Boldyreff — « Promenade dans le monde étrange de Dostoïevski » — ou aux évocations, tristes, de Michel Chaillou, à partir de la relecture de 1945.
« Il y avait ce chagrin, vieux de soixante ans, si palpable dans le grain de sa voix… », confie Marie-Hélène Prouteau avant de poursuivre sa quête vers d’autres rencontres. Celle notamment de l’éditeur nantais de La Part commune, « occupé », en ses déambulations, « à saisir l’esprit poète » ; ou celle de l’écrivain pragois Karel Pecka dont le livre — Passage — présent dans la devanture d’une librairie nantaise, draine avec lui les souvenirs d’un voyage de 1984 en même temps que ceux d’une époque marquée par la « camisole du quotidien totalitaire ».
Observatrice attentive de la misère des hommes ainsi que de leurs multiples talents, la poète ne cesse d’interroger ce que nous sommes et où vont nos désirs. Les pages de La Ville aux maisons qui penchent convoquent les fantômes, ceux qui nous accompagnent, où que nous soyons. Pour peu que nous leur accordions quelque attention, ils s’en viennent à nous. La sensibilité de Marie-Hélène Prouteau les éveille autant qu’elle éveille nos consciences endormies.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU
Source
■ Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼
→ Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
→ L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
→ La Petite Plage (lecture d’AP)
→ Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
→ Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
→ [Monde des limbes pris dans les houles] (extrait de La Vibration du monde)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions La Chambre d’échos) la fiche de l’éditeur sur La Ville aux maisons qui penchent
→ (sur La Pierre et le Sel) La Ville aux maisons qui penchent (lecture de Pierre Kobel)
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau
■ Chroniques et lectures (26) de Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼
→ Chambre d’enfant gris tristesse
→ La croisière immobile
→ Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
→ Jean-Claude Caër, Alaska
→ Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
→ Marie-Josée Christien, Affolement du sang
→ Guénane, Atacama
→ Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
→ Denis Heudré, sèmes semés
→ Jacques Josse, Liscorno
→ Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
→ Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
→ Jean-François Mathé, Prendre et perdre
→ Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
→ Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
→ Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
→ Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
→ Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
→ Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
→ Dominique Sampiero, Chante-perce
→ Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
→ Ronny Someck, Le Piano ardent
→ Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
→ Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même
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