Dès les premières pages de ce livre sur Alejo Carpentier, l’on ressent chez Jean-Louis Coatrieux une fascination humaine et littéraire pour cet immense écrivain de la littérature du XXe siècle. À l’évidence, des liens très anciens, profonds, se sont noués avec la figure admirée qu’il appelle « ce diable d’homme ». Dans ce livre, lecture et écriture se trouvent placées sous le signe de l’aventure et du hasard. Années 1970, au Venezuela, Jean-Louis Coatrieux découvre le livre d’Alejo Carpentier, Los Pasos perdidos (Le Partage des eaux) et apprend, dans des entretiens, son ascendance bretonne. Magie de la trouvaille et de la rencontre langagières. C’est de ce point que la pensée a pris sa perspective jusqu’à aboutir à ce livre qui, le premier en France, expose les liens depuis cinq générations d’Alejo Carpentier avec la Bretagne.
D’autres jalons viendront, la découverte, grâce à Marta Rojas, écrivaine cubaine, de la mala perdida contenant des lettres et des notes d’amis d’Alejo Carpentier. Par son ami poète Jean Pierre Nedelec, l’auteur entend parler de l’arrière-petite cousine de l’écrivain qui a mis à sa disposition documents et photos personnels. À ces deux femmes, le livre est dédié. Livre-enquête, livre-quête, tel est l’objet, telle est sa réussite. Tous ces éléments de la saga familiale se sont tissés comme en rhizomes, par la grâce aussi d’amis littéraires et scientifiques qu’il remercie en fin de livre – n’oublions pas que l’auteur est un chercheur renommé en imagerie médicale.
D’emblée le lecteur est averti : ce livre ne donne pas dans le genre statufié de la biographie ou de l’essai achevé sur le monde baroque de l’écrivain. Mais comment écrire sur Alejo Carpentier, le romancier du continent-histoire dont l’œuvre réunit Indiens, Espagnols, peuple noir ? L’inventeur du « réalisme merveilleux ». On ne peut que se sentir tout petit. Jean-Louis Coatrieux a choisi l’œuvre ouverte, ambivalente, hors des catégories convenues. Il brouille les compartiments des genres. Est-ce une « chronique-fiction » ? Oui, mais de celles où souffle un air revivifiant : « [I]l y a là des marins de haute mer, des artistes, des noms célèbres comme des noms d’inconnus », écrit-il. Ainsi Robert Desnos, l’ami d’Alejo Carpentier, côtoie-t-il en ces pages un grand-oncle breton Georges, abonné au journal Breizh Atao. Le peintre mexicain Diego de Rivera croise dans ce livre l’ancêtre, le commandant Lucas héros de Trafalgar, parti de Brest avec La Fayette. Et que dire du lieu de naissance de l’écrivain que celui-ci a toujours indiqué comme étant Cuba alors qu’il est né à Lausanne ? Et de cette mère russe qui se fait appeler Catalina Valmont alors que son nom est Blagoobrasoff ? Le lecteur est happé dans le flux de ces chapitres foisonnants dont les titres ont une saveur authentiquement romanesque, « Oyapock », « Toutouche », « El buque », « La Bretagne », « La mala perdida », « Eva, Lilia, Machila ».
Voici donc un livre minutieusement documenté, en particulier sur cette ascendance bretonne par un arrière-grand-père, Augustin Carpentier, parti de France explorer le fleuve Oyapock et appartenant à une famille de grands marins bretons, comme sur d’autres figures, tel le docteur Paul Carpentier, personnalité connue à Hennebont et cousin d’Alejo.
Une construction très maîtrisée se cache sous une apparence faussement désinvolte : « Pourquoi ne pas prendre au mot [Alejo Carpentier] et écrire à sa place quelques moments perdus de son enfance ? ». N’est-ce pas rester fidèle à cet écrivain si doué dans l’art de mélanger le réel à l’imaginaire que de se jouer de ses masques, de ses travestissements, de ses silences ? Jean-Louis Coatrieux passe ainsi à plusieurs reprises de la chronique détaillée à la fiction : « J’imaginais dès lors son histoire ». L’italique intercalé dans les pages de ce livre est alors ce qui porte trace de ce passage à l’imaginaire.
Le charme de ce livre, c’est précisément cette écriture syncopée entre des pages de documentaire et l’envol dans l’imaginaire. Il y a là un étonnant jeu de miroirs. Sous l’archive avérée, photos, fac-similés, reproductions de tableaux, lettres, il s’agit d’écrire une autre histoire, imaginée. Celle, par exemple, de l’enfance puis de l’adolescence dans la pauvreté, après la fuite du père : à côté des photos d’époque, Jean-Louis Coatrieux, en prise directe avec les émotions du personnage, invente un magnifique moment familial à la Casa Maloja. Par empathie, il se fait romancier d’une vie vécue.
Puis, nouveau tempo, le livre revient à l’archive documentaire. Comme dans l’épisode de la grand-mère à peine mariée à un nobliau, et bientôt veuve, qui se trouve mêlée à un scandale pour outrage aux bonnes mœurs avec un curé dans le train de Landerneau-Brest. Ce dédoublement qui est au cœur même du livre est une vraie réussite. Il lui donne véritablement un rythme propre, imprévisible. Au lecteur de faire la moitié du chemin, de se laisser prendre dans cette écriture oblique où le narrateur se situe tantôt en lisière, tantôt en toute visibilité.
Finalement, c’est un portrait en diagonale d’Alejo Carpentier que dessine Jean-Louis Coatrieux. Avec l’évocation des ancêtres bretons d’une lignée fortement conservatrice aux antipodes de ses convictions révolutionnaires, avec l’importance de la musique, l’apport de l’imaginaire européen, celui de l’Espagne et de Cervantès, c’est un univers mental et affectif incontestablement pluriel qui est décrit. Inséparable de ce tissage de rencontres artistiques avant-gardistes qui furent l’élément nourricier pour le grand écrivain sud-américain. Ainsi trouve-t-on ce fac-similé du « Manifesto minorista » de 1923 qui lui valut d’être arrêté à Cuba, alors sous la dictature de Machado y Morales. La rencontre avec Robert Desnos au Congrès de la « Prensa latina » à La Havane qui sera ensuite l’occasion pour l’écrivain de vivre dans le Paris artiste en ces années 1930 et de fréquenter Matisse, Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Paul Éluard, Raymond Queneau, Pablo Picasso et d’autres. Alejo Carpentier, « chroniqueur prolifique », comme le montre Jean-Louis Coatrieux, dirigera des émissions avec Robert Desnos à Radio-Luxembourg. Les femmes qui ont compté dans la vie de l’écrivain sont aussi évoquées, leurs relations étant souvent liées à l’art et à la culture. Au bout du compte, ce sont les multiples facettes d’une figure à l’« énergie débordante, contagieuse » qui sont révélées ici.
Tout se passe comme si l’histoire peu commune d’Alejo Carpentier « de la Bretagne à Cuba » habitait Jean-Louis Coatrieux, lui offrait un accès à sa propre authenticité. Dans ce jeu de va-et-vient entre l’autre et soi, n’est-ce pas la liberté grande d’une sensibilité en quête d’élucidation qui se joue ici ?
Marie-Hélène Prouteau
D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes
Hopala, juin 2017.
|