LE POINT DE LUMIÈRE QUI LIBÈRE L’ÉCRITURE
Il y a quelque chose de mystérieux dans le titre Retour à Mouaden, quelque chose qui incite à la découverte. Une musicalité douce sans doute, rythmée par l’écho assourdi de ce singulier pentamètre. Le nom du lieu n’évoque rien pour moi, si ce n’est qu’il sonne à mon oreille comme un toponyme du Maghreb. Je serais bien en peine toutefois de le situer avec précision. Algérie Tunisie Maroc ? La photo qui illustre la première de couverture confirme l’ancrage du récit en Afrique du Nord. Neuf hommes debout, coiffés du fez, sont rassemblés là. Ils entourent un homme chapeauté du casque colonial et assis sur un tonneau. Le récit, dominé par une présence masculine forte, est celui d’une femme corse. Dominique Memmi. Les femmes corses jouent là un rôle important. C’est d’ailleurs à trois femmes que l’auteure a dédié ce récit : Anna, Mathéa et Marie. L’aînée étant sa mère. Un homme est également présent : Pierre-Marie, l’époux de Dominique Memmi.
Retour à Mouaden est le second roman de Dominique Memmi. Prix du livre insulaire Ouessant 2013.
Dominique Memmi est la descendante de l’homme au casque colonial. Lui, c’est Louis Lusinchi, le grand-père de la romancière. C’est à elle que revient le devoir et le rôle d’écrire. C’est à elle, Dominique, qu’est transmise « la pochette bleue » qui contient les feuillets qui vont lui permettre d’entreprendre le voyage au rebours du temps.
« Oui, c’est le récit de mon voyage en Tunisie, à Mouaden. Tout est écrit dans ces feuilles, mais c’est Dominique qui doit les lire. Elle en fera ce qu’elle voudra. »
Celle qui prend la parole ici, c’est Marie, la plus jeune tante de Dominique, la troisième fille de son grand-père Louis. Dominique, elle, investie par les siens du devoir de lire ces feuilles, se lance dans l’écriture afin de rendre à la vie ce grand-père qu’elle n’a pas connu.
Dans la première partie du récit, intitulée « Au commencement », la narration est confiée à Louis Lusinchi. Le jeune homme retrace à la première personne toute son histoire et celle de sa famille. Le voilà un jour contraint par les circonstances de la vie à quitter son cher village de Tralonca (dans le Cortenais, en Haute-Corse), un village miné par la désertion et par la pauvreté. C’est que la Grande Guerre a fait son office, fauchant de jeunes vies et estropiant ceux qui ont pu sortir de l’enfer. Depuis, plus rien n’est pareil. Les hommes s’en vont tenter ailleurs ce que leur terre refuse désormais aux siens. Il faut partir gagner sa vie dans cet ailleurs inconnu qui fait miroiter d’improbables richesses. C’est ici que l’histoire personnelle de Louis Lusinchi rejoint la grande Histoire, celle de la Corse vidée de ses forces vives. Mal remise du traumatisme des guerres de tranchées, l’île n’a jamais retrouvé son équilibre. Les Corses s’étant exilés en masse sur le continent ou en métropole.
Louis n’échappe pas à l’Histoire. Il est rattrapé par elle et par elle cerné jusqu’à ce que mort s’ensuive. Entre ces deux pôles, il y a eu la vie à Tralonca, ses rythmes et ses joies simples, qui, dans l’esprit de Louis, étaient partis pour perdurer. C’était oublier l’héritage paternel et ses conséquences sur la famille. Le père a été meurtri, endeuillé par la perte de son fils Antoine Paul. Lui-même a laissé un bras sur le champ de bataille et son état physique s’en est trouvé fortement amoindri. Malgré tout, pour tenter de sauver les siens, il a le courage de pousser son fils cadet à rejoindre la sœur ainée en Tunisie, alors sous protectorat français.
La première partie du récit-fiction donne la parole à Louis. Louis raconte — par-delà la mort qui l’a brutalement arraché à Mouaden, sa terre d’adoption, à Martine sa femme et à ses trois fillettes — ce que furent ses pensées dans les dernières minutes qui ont précédé sa mort. Dominique Memmi lui confie ses mots, consciente de travestir en partie la réalité. Mais elle tente de rendre à son grand-père, trahi par l’un de ses ouvriers agricoles, lâchement enlevé aux siens puis torturé et fusillé, la vérité qui, pense-t-elle, a dû être la sienne. Roman polyphonique, Retour à Mouaden ne s’arrête pas à l’histoire de Louis telle que Dominique Memmi la reconstitue pour nous. La romancière prend soin de l’enrichir de témoignages, consignés dans des carnets. Trois carnets au total. De quoi raviver les souvenirs liés à la vie de Louis au douar de Mouaden, depuis son arrivée sur l’exploitation jusqu’à sa disparition. Plusieurs années d’une vie de labeur consacrée aux champs et au soin des troupeaux. À ses ouvriers agricoles et à celle qui, entre temps, est devenue sa femme et lui a donné trois filles. Anna, Mathéa et Marie. « Où sont-elles » ?, interroge le fantôme de Louis, errant sans sépulture dans la carrière où son corps a été abandonné.
Trois carnets, donc, pour reconstruire non pas la vérité, mais plusieurs vérités possibles, dont l’assemblage permet d’ajuster les fragments et de retrouver la tonalité de ce qui a été vécu, traversé et légué par Louis. Ainsi, comme dans la pièce de Pirandello : À chacun sa vérité, il y a la vérité d’Antoine de Tralonca, puis celle d’Anna, ensuite celle de Marie. Et, in fine, celle de Dominique Memmi. Dominique Memmi travaille. Elle note, relie, assemble, souligne, griffonne. « Je couds les mots entre deux lignes d’encre et je pique le papier comme Antoine pique ma curiosité. » Elle remonte avec Antoine dans l’arbre généalogique ; elle s’arrange avec les blancs. Elle compense la fantaisie par la rigueur. Elle écrit dans la tension qui va de l’une à l’autre. La rigueur passe par les dates. Tout l’intéresse de ce qui a pu toucher la vie de Louis. En toute chose, elle cherche des signes. Les pages deviennent informatives. Mais la vie de Louis est là, qui se faufile entre les lignes :
— 1893 : la première fromagerie industrielle destinée à la pâte de Roquefort s’installe en Corse.
— 25 mars 1903 : naissance de Louis Lusinchi.
— 5 septembre 1914 : à bord du Numidia rentrent les premiers mutilés de guerre.
— 1920 : 158 laiteries créées en Corse par la société des caves et producteurs réunis à Roquefort.
— …
Dominique Memmi s’interroge. Les mots auxquels l’écrivain se raccroche sont-ils susceptibles de concerner Louis ? De le faire renaître ? De le ramener parmi eux, les vivants ? Elle n’ignore pas que cela est illusoire. Mais, poursuivant son chemin, elle s’adonne avec passion à son enquête.
« Est-ce que ces mots étaient la vérité de Louis ?
Oui et non. Ces mots allaient lui donner chair. Ils étaient nés de la pierre qu’il avait foulée, du carton à deux sous qu’il avait rempli, de la rivière qu’il avait traversée, du surnom dont on l’avait affublé, de toutes choses gardées dans les mémoires et la moleskine. »
La vérité de Louis échappe, tant elle est multiple. Elle puise ses origines à Tralonca, se poursuit à Mouaden. De paysan pauvre, il devient propriétaire d’un douar important. Après le drame de sa disparition, la vérité se prolonge sous d’autres formes dans les feuillets d’Anna. Avec les carnets d’Anna, Dominique Memmi, fille d’Anna, renoue avec la terreur de cette nuit violente de l’arrachement de Louis aux siens ; elle trouve sous les mots de sa mère l’odeur âcre de la fumée ; la consternation face à la destruction de leur maison ; la détresse liée à l’attente désespérée du retour de Louis. Mais Louis ne reviendra pas. Le bruit court qu’il a été fusillé. Malgré les mises en garde, malgré la menace grandissante qui se répandait alors sur le pays, Louis s’était obstiné. Il avait refusé de quitter Mouaden. Il était resté confiant. Sa confiance aveugle puisait elle aussi ses racines dans la terre et dans les hommes qu’elle nourrissait. Il refusait de voir s’avancer la tragédie qui venait à sa rencontre. Pourtant la rumeur disait qu’il était engagé dans la résistance. Si tel était le cas, il aurait dû savoir. Mais il avait préféré lutter pour défendre ses hommes et ses biens. Après la mort de Louis commence l’exode pour Anna et pour ses sœurs. Vient alors le temps du dénuement et de l’épuisement, de la fuite le long des chemins ; de la terreur des bombardements. Anna se souvient. Elle a gardé en mémoire le froid et la peur.
De Mouaden, il ne sera plus question avant longtemps.
Pourtant la vie reprend. Elle prend soudain un autre tour. L’exode se transforme en voyage. Martine et ses filles passent la frontière. Arrivent en Algérie. Le travail de mémoire se poursuit auprès de l’oncle André. Le frère de Louis veut connaître la vérité sur l’arrestation de son frère. Il veut tout savoir de ce qui s’est passé. C’est d’une autre vérité qu’il s’agit là. Reconstituer les faits, coûte que coûte. C’est cela qui obsède André, « l’intellectuel ». Auprès d’André, généreux et attentionné, la vie est agréable, confortable, luxueuse. Les filles s’épanouissent, mais la mère n’a qu’un désir. Retrouver son indépendance. Et rentrer en Corse.
Dominique Memmi cède la parole à Marie. « La dernière fille de Louis ». Celle qui n’a aucun souvenir de son père et qui entreprend la première, bien des années après, le « retour à Mouaden ». Sur les traces du père. « Mon père et ma mère ont vécu ici », dit-elle aux deux hommes qui l’« observent sans comprendre ». Ainsi, à partir de quelques regards, d’un échange avec des femmes et des enfants, d’un peu de sable recueilli dans la paume de la main, Marie raccommode-t-elle son histoire, et Dominique Memmi peut poursuivre son travail de recomposition et d’écriture. Il lui reste à explorer le dernier carnet.
Celui « du témoignage et des questionnements ».
« Carnet polyphonique parce qu’il regroupe les témoignages de ceux qui ont vécu au temps de cette histoire. Les coupables, les victimes, les proches. La parole de ceux qui ont vu, de ceux qui ont participé, de ceux qui ont enquêté ; la parole des vivants et la parole rapportée, celle des absents et des défaillants. Ceux d’après. Ceux qui figurent dans les archives militaires. La trace infaillible. »
Les voix se succèdent qui complètent le portrait de Louis. Qui lèvent le voile sur les circonstances de la mort du père. Une fois explorées et mises en ordre toutes les voix recueillies, Dominique Memmi confie dans les dernières pages de son récit :
« Moi, j’ai cherché le point secret où convergent ces voix, ces temps et ces morts. Le point de lumière qui libère l’écriture et le cours des choses. »
Nul doute qu’elle y est parvenue. Comme elle est parvenue aussi à rendre Louis vivant. Retour à Mouaden est un ouvrage très émouvant. Il vibre de ce qu’a été la Corse, il n’y a pas si longtemps encore, attachante dans sa relation avec elle-même et avec l’ailleurs. Un beau témoignage de passion, pour la famille qui est la sienne et pour cette île qui nous est un commun héritage.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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