Éditions Faï fioc, Montpellier, 2016.
Lecture d’Isabelle Lévesque
L’épigraphe d’Alejandra Pizarnik1 recommande de voir au lieu de nommer pour écrire une poésie qui placerait sous l’oeil du lecteur ce qui fut perçu, dans la restitution idéale (fidèle) de ce qui est observé passé par le prisme singulier de l’être. Le début du premier texte peut surprendre : « Sur le chemin des chiens mon âme a trouvé mon cœur. Sur le chemin des chiens, là où personne ne veut aller. » On peut en effet reconnaître là, sans guillemets ni italiques, les premier et troisième vers d’un poème du poète et romancier chilien Roberto Bolaño 2. Un peu plus loin, dans ce même poème nous lirons: « Seules la fièvre et la poésie provoquent des visions. / Seuls l’amour et la mémoire. » Or, en fin de livre, une page indique : « (les voix : Auden, Ausländer, Blake, Bolaño, Celan, Kazantzakis, Pizarnik) ». Ces voix 3 habitent celle de la poète dans La Lumière imaginée, elles se combinent en une voix unique qui chante, scatte, bégaie, martèle, s’essouffle, se tait, puis recommence. Voici des poèmes en prose, des textes chaloupés au rythme musical des reprises, entre autres celles des vers de Roberto Bolaño,en anaphores, répétitions, qui rapprochent ces poèmes de la « jazz poetry » américaine. La situation emprunte à un Poème d’innocence de William Blake : « La nuit était noire, le père invisible, le petit garçon trempé de rosée, le bourbier profond et l’enfant en pleurs. Au loin les nuées fuyantes. » Le père parti, la mère « contrariée, en colère », menaçante mais présente, qui donne des « claques », et la fille, l’aînée, qui parle et se parle dans le noir. Le « je divague » pour se défendre en imaginant, le titre le laisse entendre, « la lumière » impossible. Nous retrouvons la situation précédemment racontée par Dominique Maurizi dans Petit portrait de ma mère en étoile 4. Dans ce théâtre vivant (qui est vivant, qui est mort ?), une voix se débat, les mots viennent, s’agitent, dansent : « [t]ournent tournent en moi les cerceaux fous du cœur », « passent, passent les ténèbres ». Alors le texte se hache, les mots pêle-mêle se font entendre, « [ç]a me parle », phrases courtes, minimales. Les absents sont-ils en cause ? Viennent-ils en bribes de phrases cassées, moulinées par le cœur battant moteur ? Mouvement d’hélice, on entend le bruit régulier de ce qui débute dans les premières pages de La lumière imaginée. Le recours : quelques objets, « livre d’images », « cartes à jouer » contre les « monstres » et « les ténèbres » en soi. L’écriture de Dominique Maurizi est alerte : elle soulève les mondes, les mots, elle tourbillonne et invente des parades : « j’imagine des reines partout », « des reines en caravanes pour ne pas – ». Quelque chose refuse, dans ce grand manège, de sombrer. La nuit toujours (caractères romains ou italiques) plante ses crocs dans le texte : contre les futurs prophétiques de Cassandre, une volonté s’exerce, « je cours », fuite autant que trouvailles au milieu des broussailles (« des rois, des fées, des reines » contre « des cris, des coups et des figures aux yeux sans poids »). Poète à faire trembler les obsessions enfouies/ressurgies, chassées par les mots, le chant même saccadé qui s’élève. Dans la difficulté de la formulation, le présent des verbes est actif : force fait foi. Des mots familiers, « [t]empête sous mon crâne » (Hugo revient là), les images enchaînées bousculent les idées reçues, les objets (le réveil et sa « crête et des nattes d’argent »), une mythologie personnelle avérée (intériorisée) agit dans le texte. Or « courir » et « habiter » se cognent comme si l’impossible demeuré, en soi, se dispersait à chaque instant. Liant manquant. Famille, quelle ? Père/mère, sous-jacents (« Est-ce vous ? »), le questionnement constant de la nuit, le rappel comme la mort rejetée du geste d’enfant qui repousse un mauvais rêve et consigne le jour en ouvrant les yeux. Va-et-vient entre l’enfance et maintenant. Départ, exil : des mots retentissent, « la porte », « la valise » que la mère donne à sa fille, plus criante essence de cassure que toute autre apparence. Regarder en soi alors apparaît comme secours face au « père invisible » et au « petit garçon trempé de rosée » qu’il faudrait protéger puisqu’on est l’aînée. Ces retours d’images, scandés par le réveil à crête, déclenche l’utilisation du «  clavier », lettres et mots qui s’écrivent sur la scène intérieure de ce livre. Parce que le cœur, les lèvres, le sang à douze ans façonnent la fièvre, il faut le chant. Concilier ces « nuits » hirsutes d’abord, « sur le chemin des chiens » les absorber en soi pour danser, chanter, faire siens les animaux, les objets, les morts. Ils deviendront La Lumière du chant. « Je réside dans d’étranges choses », répète, après Alejandra Pizarnik dans son Cahier jaune, la voix du texte, entre »je » et « tu », une identité qui rassemble les pronoms au milieu d’une nuit qui voudrait s’installer et va se multiplier : « la nuit s’est brisée en étoiles ». « Je compte les étoiles de mes mots », écrivait Rose Ausländer. Dominique Maurizi nous avait déjà présenté sa mère en « étoile ». Elle scande ici : « Les morts nous parlent-ils ? L’école nous dit que non. Mes nuits disent que oui. » La rencontre n’est plus de l’ordre de l’imagination qui fait plier le rêve, « la langue » (« et tout tremble en moi »), devenue mouvement de l’autre aimé, jusqu’à la fusion qui permet l’intime rassemblement de forces insoupçonnées, « nous ne sommes plus qu’abondance » : « je vois, j’entends et je sens ensemble », d’une seule traite. C’est l’histoire d’un départ. Ou d’une fatalité énoncée au futur. Rien n’est bouclé, le présent ouvre sa brèche et le monologue prononce l’ordre de liberté qui l’exauce. Bien des phrases s’achèvent sur tiret : interruption, silence, ordre de direction contraire. Machine à écrire au clavier sonnant, l’écrire. L’intérieur décliné en « dedans », adverbe absolument tourné vers ce que l’on peut garder « des rouleaux, des rubans, des bobines », celles-là peut-être qui dans le texte se disséminent et couronnent l’intérieur nourri de ces quelques trésors. Longueur variable des textes, parfois très courts, si les objets ne sont pas mentionnés (évidés) comme tiroirs secrets vidés, toujours le clavier les prend : cela qui chante. La voix prend assise en énonçant les adverbes, de lieu, « là », le court, l’évident cri de rester en un lieu sûr. Alors, « visions » provoquées par la fièvre ou la poésie devenue objet-phare, voix du chant. « Je suis une fiction éphémère, sans force, faite de boue et de rêve. Mais, en moi, je sens tourbillonner toutes les forces de l’univers », affirme la narratrice, empruntant la voix et les mots de Nikos Kazantzakis. L’avant-dernier texte est en vers : « où sommes-nous donc ? », interrogation finale d’un début énoncé qui n’aboutit pas car rien n’est sûr, le « tu » déplacé comme autant d’instances cherchées dans ce récit où la narratrice dialogue avec elle-même, avec l’enfant qu’elle fut, avec la mère disparue, le père absent, et tous ceux qui peuplent La Lumière imaginée, fragile et têtue, que la poète a invoquée pour que soit ce lieu qui est ce livre. Isabelle Lévesque D.R. Isabelle Lévesque pour Terres de femmes __________________________________ 1. « La lumière m’enivre. Je ne nomme que la lumière. / Je veux la voir. Je veux voir au lieu de nommer. » 2. Roberto Bolaño, « Sale, mal habillé », in Les Chiens romantiques, page 31 – traduction de Robert Amutio (Christian Bourgois éditeur, 2012). 3. À l’exception de William Blake, tous ces poètes ont pour point commun d’avoir connu l’exil. 4. Dominique Maurizi, Petit portrait de ma mère en étoile (Éditions Albertine, 2006). |
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