L’Amourier Éditions,
Collection Fonds Poésie
dirigée par Alain Freixe, 2017.
Lecture d’Angèle Paoli
AINSI SE VIT AINSI SE CONSTRUIT L’HISTOIRE DES HOMMES Ils ont pour nom ESHANI HAMID SEYOUN RITA NOUR ZEINAH RAGIL… Ils ont pour nom BRIKA et Æneas de Syrie. Ils ont pour ancêtre commun Ænéas de Troie. Comme Énée de Troie fuyant la ville en flamme, ils sont des milliers à fuir la guerre les massacres la destruction massive de leur peuple, la terreur la famine. Comme jadis le héros troyen vaincu, les errants d’aujourd’hui, nos contemporains, arpentent les routes hantent les régions qu’ils traversent se heurtent aux barbelés que l’on érige contre eux aux frontières. Ils sont Ceux du lointain, Syrie, Érythrée, Balkans… à qui Patricia Cottron-Daubigné, poète, consacre son dernier ouvrage. Dans cet ouvrage, deux volets : « Ceux du lointain » et « Écrits du rivage ». « Ceux du lointain » sont les migrants, « im-migrants accueillis nulle part é-migrants venus de nulle part » ils sont ces « [p]auvres gens à qui nous enlevons même la petitesse d’un pré-fixe comme un bout de terre un petit pré qui ne serait pas carré mais à vivre … » Ils sont ceux à qui nous refusons d’être, jusque dans les mots que nous employons pour les désigner. Patricia Cottron-Daubigné n’a pas peur de DIRE ce qui l’obsède. Elle consacre du temps aux exclus qu’elle rencontre, temps partagé auprès de Brika la Roumaine et de sa famille in « Ceux du Lointain », section IV. Elle dénonce les « silences meurtriers » qui accompagnent les errances des migrants rejetés par notre mare nostrum ainsi que par nos lâchetés nos lassitudes nos abandons. La poète s’en prend à notre bonne conscience puisque, écrit-elle dans le 4e chant de « Honte et puis » (in « Écrits du rivage »), « nous ne décapitons personne ». Cependant le lointain se rapproche. Il a nom Lampedusa « allumée sur nos lamentations égoïstes ». Il se nomme « la jungle », du « nom de notre sauvagerie ». Il est « [d]ans le paysage à l’écart banlieue de la banlieue », il est à Paris, dans les bidonvilles (autre dénomination bannie) improvisés, à deux pas du centre-ville. L’histoire de Brika la Roumaine — « Brika de Roumanie » in « Ceux du lointain », section IV — se déroule en vingt-deux rencontres, vingt-deux poèmes pour dire la boue et l’engluement de la pensée qui l’accompagne, pour dire les décharges, pour dire la misère. La narratrice marche à la rencontre des camps, « là-bas », là-bas où sont relégués ceux dont personne ne veut. Elle marche et s’aventure au cœur des baraquements de carton d’amiante, de tôle et d’infortune au cœur des vies. « Je regarde »/« Je comprends »/Elle découvre. « J’arrive, je vois, je ne baisse pas les yeux, je serre mon cœur au-dedans, je regarde ce qui est chez nous, l’impensable, face, bidonville… » Les poèmes sont des proses brèves qui disent l’essentiel de ce que le regard saisit : « J’espère que mon regard n’est pas une insulte », écrit la poète. Poser les yeux sur la misère des exilés n’est pas chose aisée. Écrire sa propre honte non plus. Pas davantage la honte qui se lit dans leurs yeux lorsqu’on les chasse. Mais, grâce à Brika et grâce à ses enfants, l’échange existe, qui se construit dans le partage. Au-delà de la langue qui sépare, ce « fleuve vaste nourri de soleil et d’espace », la langue s’invente. Ce qui rapproche, ce sont les regards lumineux et sombres, les sourires et les rires, les poèmes et les jeux. « Leurs sourires sont mes réponses », écrit la poète. En réponse à ces « salves d’amour et de rires » qui ont accueilli la narratrice, Patricia Cottron-Daubigné offre son poème. Brika en est le centre. C’est aussi sur elle que se clôt le dernier chant de ces rencontres, un très beau chant, d’un lyrisme tendre et admiratif. Un hommage : « dans la misère qui s’est accrochée à ton corps Brika tu ris tu m’accueilles ô fleur gitane même froissée poème du lointain, tu portes les voyages dont tu es le nom… » La première section de « Ceux du lointain » s’intitule « Énée de Syrie ». Les sept chants qui composent cette ouverture s’inscrivent dans le prolongement de l’Énéide de Virgile. Patricia Cottron-Daubigné invente une Énéide d’aujourd’hui qui entre en résonance avec l’épopée virgilienne. La poète ouvre le premier chant en reprenant le légendaire vers de Virgile « Arma virumque cano » / « Je chante les armes et le héros… », établissant dès l’incipit une parenté entre les deux hommes, et expose ainsi son projet : « les armes et l’homme Énée de Syrie dans mon poème je les raconte Énée de Syrie c’est son nom l’homme que les armes ont chassé ont fait fuir ont fait venir ici… » D’Énée de Troie à Énée de Syrie, l’histoire n’est qu’une longue et même litanie de tragédies humaines. En reliant l’Énée d’aujourd’hui à celui de Virgile, Patricia Cottron-Daubigné fait du héros troyen l’archétype de l’exilé et d’Énée de Syrie la figure de tous les exilés de « tous les siècles de tous les lieux ». Exilé parmi tant d’autres, Æneas de Syrie représente tous les errants, de la terre et de la mer, quel que soit leur pays d’origine, quel que soit leur nom : « dans mon chant je dis Ahmed Enée Najah Ali je dis l’homme en lambeaux et du plus haut courage. » Ce chant de l’exilé devient un chant d’accueil. Il s’écrit en même temps que la poète se livre à la relecture de Virgile. C’est dans la lecture de l’Énéide qu’elle cherche un appui pour comprendre. Et c’est au travers des migrations anciennes qu’elle tente d’appréhender le présent. C’est ainsi qu’elle émaille son poème d’extraits évocateurs de l’épopée troyenne. Et rebondit pour poursuivre son propre chant : « c’est chez Virgile que je lis ce que je cherche dans mes mots depuis des mois. Je lis, je regarde, je cherche, je pleure, j’ai honte j’écris… » Poursuivant sa lecture du poète latin, la poète découvre que les causes des tragédies sont toujours les mêmes. Le parallélisme entre hier et aujourd’hui se confirme aisément : « par le destin chassé dieux et Mycéniens jadis prenant les terres riches d’Asie mineure dieux et dictateurs aujourd’hui se nourrissant du sang des hommes… » De sorte que le poème de Virgile est d’une grande actualité. De même le terrible constat qui vaut pour tous les temps : « les siècles n’y changent rien il faut partir ». ou encore : « je prends chez Virgile cette leçon des temps son présent éternel cette histoire la même… » Par-delà cette identité, ce qui frappe Patricia Cottron-Daubigné, ce sont les conséquences paradoxales de cette errance. Le renversement de situation sur lequel celle-ci débouche. Car ce que nous apprend Virgile, c’est que la naissance de Rome, la fondation de Rome, c’est à Énée le Troyen en fuite qu’on la doit. Elle lit dans l’Énéide « l’errance du héros accueilli. » Ce renversement de situation, on le retrouve dans la manière à elle qu’a la poète de présenter la fuite et d’insister sur ses versants positifs. Patricia Cottron-Daubigné met en effet l’accent sur les valeurs qui président à cette fuite. Non pas la lâcheté, mais tout au contraire le courage. Vertu majeure de celui qui part et qui, par cette errance, « affronte le monde ». Chemin faisant, la poète fait du lecteur son complice, son ami. Elle l’implique dans un « nous » d’accueil qui s’oppose au rejet et à la violence, au mépris et à la fermeture, à la clôture imposée par les murs et par les barbelés : « nous t’accueillons Aeneas Syriacus Ali d’Erythrée Najah de Syrie Ahmed du Soudan nous vous accueillons vous et vos compagnons : » Les deux points [:] ci-dessus ouvrent sur l’appel des exilés à la poète. Une autre façon de poursuivre le renversement de situation. Le chant des exilés est une injonction forte qui s’appuie sur la répétition anaphorique des verbes déclaratifs : « chante poète ma détresse clame ta honte clame l’égoïsme de tes maîtres chante poète dans mon pays on aime les chants… » Le chant d’Aeneas d’Érythrée reprend l’image virgilienne de la marche d’Énée le Troyen et avec elle celle du fils portant son vieux père Anchise sur le dos. L’épopée se poursuit avec la séparation du vieillard et de son fils, et l’ordre du vieux père qui enjoint son fils de poursuivre sans lui sa route vers les terres idéalisées d’Europe afin que son petit-fils puisse vivre : « nous marchons tous pour nos enfants loin de la guerre. » Un chant douloureux mais empli d’espoir, qui serre la gorge et qui noue le ventre. Les larmes ne sont pas loin que l’on retient en poursuivant la lecture de la geste d’Aeneas d’Érythrée, qui, lui, poursuit sa marche solitaire en tenant son enfant par la main. Du jeune Érythréen le lecteur apprend deux choses. La première concerne l’intime. La seconde la relation qu’il entretient avec le rite qui doit le relier à sa terre d’accueil. Les deux dimensions se rejoignent dans cette poignée de sable qu’il a enfouie dans la poche, symbole de la terre qu’il a abandonnée pour échapper au massacre. Symbole aussi de la confiance qu’il a dans la terre future qui l’accueillera : « j’ai pris le sable en pleurant mes Pénates je le caresse je le mêlerai à une autre terre. » La nouvelle aède termine son chant sur des mots qui dénoncent nos hypocrisies : « Après nous écrirons des oraisons funèbres si belles avec chœur et profonde musique ô si profonde venue du profond de la misère humaine et la mort dedans […] » « quand nous n’aurons pas offert nos mains quand nous aurons laissé la mer vous avaler nous écrirons. » Ainsi se vit ainsi se construit l’histoire des hommes : sur nos satisfecit et nos hypocrisies. Sans attendre l’heure des bilans et des certificats de bonne conscience, Patricia Cottron-Daubigné offre ici une poésie bouleversante et un recueil généreux, d’une noble humanité. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ ■ Patricia Cottron-Daubigné sur Terres de femmes ▼ → [Je marche seul avec mon fils] (extrait de Ceux du lointain) → Femme broussaille, la très vivante (lecture de Gérard Cartier) → Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions L’Amourier) une fiche bio-bibliographique sur Patricia Cottron-Daubigné → (sur le site des éditions L’Amourier) la fiche de l’éditeur sur Ceux du lointain |
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