« QUAND J’AURAI VÉCU MA DERNIÈRE NUIT DE FEMME »
Il arrive que la vie s’amenuise, que son amplitude se réduise à un carré de ciel, au tremblé des feuilles dans l’arbre qui jouxte la fenêtre, à de menues figures qui s’éclipsent aussi vite qu’elles sont apparues. Ce sont Figures de la Terre ; et le regard mi-tendre mi-mélancolique mais lucide qui se pose sur ces figures, ce regard-là est celui d’une poète. C’est celui de Marie-Claire Bancquart.
Dans le même temps que se réduit l’espace du monde s’aiguise le regard qui se pose sur les choses et qui les observe avec bienveillance. Dans le même temps que s’aiguise le regard s’affûte le questionnement de la poète sur le monde. Et le questionnement sur elle-même. De sorte que Figures de la Terre est tout à la fois un recueil de poèmes, un art de la méditation et un art poétique. Il est rare que les trois dimensions coexistent. Chez Marie-Claire Bancquart, la synthèse est quasi absolue, qui assure au dernier recueil de la poète un équilibre parfait entre esthétique poétique et pensée.
Il suffit parfois, pour continuer de vivre dans un monde que l’on ne reconnaît plus, d’accepter de se défaire, de s’alléger, de réduire la voilure. Consciente que sa vie s’amenuise et qu’elle se dirige vers sa fin, Marie-Claire Bancquart se soumet à l’ordre des choses. Une soumission qui fait partie de sa sagesse :
« J’accepte
mon « Je » pas noble,
proie de souvenirs tristes.
Je vis avec. »
Les « figures de la Terre » qu’affectionne la poète sont le plus souvent de l’ordre de l’infime et du minuscule. Elles sont figures modestes de la nature, herbe et trèfles, ravenelle ici, renouée ailleurs. Mais ce sont aussi vieilles choses usées qui parlent d’elles-mêmes tout comme elles lui parlent d’elle, subtilement :
« Nous avons l’âge
de toute chose usée
qui en dit très long à notre paume. »
Vers repris en écho un peu plus loin dans le recueil, avec variation :
« Nous avons l’âge
de toute chose usée.
D’arbre en arbre
en silence
nous distinguons les replis des feuilles. »
Ce qui fait le lien entre ces réalités de la Terre et la poète elle-même, c’est la caresse. Caresse du regard, caresse de la paume. La caresse souvent fait défaut, qui manque à notre désir. Elle est pourtant le geste nécessaire pour effleurer la « peau du temps ». La poète interroge, perplexe :
« Et si la terre
était simple dans sa rondeur ?
Si nous n’avions pas su la caresser ? »
Et puis, dans le final du poème, l’expression d’un regret amer :
« La terre tourne, oui, mais c’est en notre absence...»
Ou plus loin, dans un autre poème, celle d’un désir inaccessible :
« Du moins
comme on prend entre les mains un visage, si nous
pouvions étreindre la figure de la terre, si pauvre, si belle ! »
À nouveau, dans un autre vers, se dit l’expression du regret face à notre indifférence, voire peut-être notre mépris :
« Mais le bois vivant
qui parle de lui ?
qui le caresse, et qui le loue ?
— C’est l’affaire de l’arbre. »
Au-delà de la caresse, ou complémentaire à elle, il y a l’empreinte. Celle de la main, celle de la peau. Celle des écorces et des troncs d’arbres, celle des strates de la terre, lesquelles recèlent fossiles et « miettes » de cailloux de coquilles. Sous « cet incessant feuilletage » se cachent moisissures et pourritures qui travaillent la terre et tout ce qu’elle porte en elle. Tout ce que la terre recèle de vies mystérieuses forme « la peau fatiguée du temps ». La peau humaine est sa semblable, travaillée de l’intérieur, en silence. Entre la poète et la nature se noue un accord profond. La poète, par l’attention qu’elle lui porte et par les mots qu’elle lui consacre, se fait passeuse :
« Je deviendrai sentence d’écureuil ».
Autant de menues choses qui, dans leur modestie, apprennent à prendre en considération, avec une même équanimité, le vieil arbre du square et la silhouette fragile de la poète. Car de « caresse » à « casse » ne manque qu’une syllabe :
« Petit arbre de square,
un tout-venant,
je le caresse chaque matin.
Ma peau vieillie touche sa modeste écorce.
Ma colonne vertébrale
s’allie à son fragile tronc.
[…]
…Une seule branche coupée, l’arbre aurait pu
croître à nouveau.
Maintenant, c’est la mort au cœur de son être.
Je tourne autour de lui, je casse une branchette
comme un très maladroit mot d’adieu. »
Dans un monde qui a bousculé toutes nos certitudes, renversé tout ce à quoi nous étions attachés, laissant suinter les blessures ouvertes, il ne reste que gestes simples à accomplir. Caresser « la minime grenouille », « la replacer dans ses herbes » et laisser errer
« notre main sur l’écorce d’un arbre
qui répond par une tiédeur de vie cachée. »
Dans un monde que les dieux, même les plus modestes — « dieu des cendres, des fourmis, des bouffées d’air » —, ont déserté, il ne reste à l’athée confronté à son immense solitude et à l’immensité de l’incompréhensible, qu’à arrêter son regard sur le « très petit insecte sur le mur », — celui-là même qui
« grimpe follement
vers
une plus minuscule proie » —
pour renouer avec les questions premières, celles que se pose tout homme :
« La naissance d’une fourmi
pose un vaste pourquoi. »
Quel sens donner à cette vie minuscule ? Et quel sens donner à toute vie qui va vers sa fin, inéluctablement ?
Dès le poème d’ouverture du recueil, la poète affirme ce qui lui tient à cœur et qui constitue l’essentiel de son art poétique :
« Nous aimons la simplicité. »
En amont de cette affirmation, qui se détache de l’ensemble et scinde le poème en deux temps, elle évoque l’humilité et la modestie de ce qui l’occupe désormais tout entière : « Petit bruit, pluie. » / « Fourmi » / « minces pattes avec les feuilles. » Avec, en accompagnement sonore, un chuchotis :
« Cavalerie fourmi
chuchote à minces pattes avec les feuilles. »
En aval de l’affirmation, Marie-Claire Bancquart expose l’idéal poético-existentiel qu’elle aimerait atteindre dans le souci permanent de préserver la paix : se contenter de ce peu qui est peut-être l’essentiel :
« Nous serions stratèges en gouttes et en brindilles,
nous préserverions une paix. »
La paix ? Dans un monde écartelé entre « violence » et « émotion minime », la recherche de la poète est constante.
« Mais si lointaine, si mal finie, la paix que je recherche ! »
Ou encore :
« Un autel de paix ?
— On le cherche dans l’alphabet, en mots d’échange… »
Dans le même temps que se vivent et se disent les joies simples du jour se dit aussi l’angoisse d’être confronté, quotidiennement, à la « syntaxe difficile de ce monde » et la hantise d’assister impuissant au désastre. La destruction de la Tour Eiffel :
« Chaque matin jadis, petite, sûre joie :
recouvrir de sa main, sur la vitre du salon, la Tour Eiffel,
caresser la petite rondeur de sa tête.
Mais à présent, on n’ose plus, on regarde d’abord. »
…Et si un attentat l’avait désarçonnée ? Si elle gisait, toute longue dans le square ?
Et le bonheur, dans tout cela ? Il ne s’accorde nullement avec le bleu aveuglant du ciel. Il s’accorde avec les insectes infimes, avec le mouvement des nuages, avec le vol des oiseaux :
« Alors
les oiseaux et moi
nous nous intéressons à la beauté des mots, des ombres,
mais nous ne pourrions prendre
la responsabilité d’un grand bonheur constant et bleu. »
Une forme de bonheur réside encore dans le goût des mots, leur beauté cachée, leur étymologie troublante (“le mot « mot » vient du latin « mutus », muet…”). Ainsi, comme les mots, la poète sera in fine absorbée par le silence :
« Ainsi, poète, à petit bruit,
tu rejoins ton frère :
le silence. »
À cette ultime leçon d’humilité, le désir me vient de rajouter cette autre, bouleversante de sagesse, qui renvoie peut-être à une transmigration presque bouddhique :
« quand j’aurai vécu ma dernière nuit de femme,
je plongerai dans l’univers multiple,
j’intégrerai telle espèce animale, telle herbe,
puis telle autre.
Puis ce sera la disparition dernière du vivant. »
Magnifique recueil que ces Figures de la Terre. À lire et à relire. Et à méditer.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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