Æncrages & Co, Collection voix de chants, 2017.
Avec trois reproductions en tirage numérique
de Jean-Michel Marchetti.
Lecture d’Angèle Paoli
TRAVERSÉE DE LA TRAGÉDIE Trois mouvements sont nécessaires à François Heusbourg pour tenter d’endiguer les eaux qui ont envahi sa vie. Trois temps de poésie pour dire, avec une grande économie de mots, l’effroi causé par un déluge qui a duré quelques heures — un jour d’octobre 2015 — et qui, en quelques heures à peine, a anéanti les certitudes d’une vie jusqu’alors réglée, raisonnée, ancrée dans la solidité d’un temps imperméable que rien ne semblait devoir altérer. Trois épisodes numérotés, trois numéros balises sans appels de titres, pour cerner la Zone inondable, objet du dernier recueil de François Heusbourg. L’ensemble constitue une « suite » de tableautins à la fois autres et semblables, délimités par trois dessins de Jean-Michel Marchetti. Bleus noirs et gris se diffusent en taches clairement cernées ; bulles et évidures, nappes de couleurs qui se noient dans des fondus qui s’enchaînent, rideaux de pluie et fissures. On entre de plain-pied dans un espace liquide qui s’infiltre entre les trois sections. On pressent le drame, on pressent la catastrophe qui va choir et se répandre sur la page. Le lecteur se trouve d’emblée entraîné dans une dérive dont la mémoire gardera sans doute longtemps l’empreinte : « le jour d’après on pense oublier on oublie le moment pas l’empreinte » Tout commence dans la lenteur. Une lenteur anonyme qui enveloppe toute chose : « Lentement tout se déplace on croyait tenir la réalité lentement au milieu… » Et la réalité se métamorphose, soumise au délitement, rues transformées en fleuves, appartement en rivière. Et cette submersion qui fait se confronter les extrêmes, objets flottants dans les rues, chaussures engluées dans la pesanteur. Puis vient le temps de la solitude, vient la pleine conscience d’être là, confronté à l’impensable. Contre cet impensable noyé dans la montée lente et inexorable d’une eau qui progresse à son rythme, tenace, sans apparente effraction, le poète fait barrage avec les mots. Ses mots. Inaugurée dans un tempo lent, la première « suite » laisse sa pleine place aux gestes. Et les gestes s’inscrivent dans la répétition. L’itération. Comme une hébétude. Déplacement dérive courant, les gestes sont là, perdus au milieu des eaux qui s’infiltrent qui montent et envahissent. Rues, voitures, appartement, le poète se découvre. Et découvre en lui ce qu’il ne soupçonnait pas : « jusqu’aux chevilles et jusqu’au cou j’aide l’eau à passer je fais le courant dans la rivière de mon appartement » Il découvre une temporalité autre, synchrone avec l’invasion de l’eau : « là-debout dans l’eau qui passe le temps qui ne passe plus » Porosité des lignes de démarcations ordinaires, rien ne ressemble plus à ce que l’on croyait. Face à cette réalité nouvelle qui impose sa force aveugle, son irrésistible ampleur, sa progression inexorable, les certitudes s’ébranlent. « Éclusier sans écluse », le poète ressasse. Il ressasse sa solitude. Qui se réduit à un geste unique lequel épouse cette solitude : « un seul geste l’eau passe la fatigue les orteils je n’ai plus qu’un seul geste seul des gestes seuls » ou encore : « je suis seul dans la nuit qui éclate je suis seul à dormir » Dans ce monde dévasté, que devient l’ordinaire ? Comment dormir ? Et où ? « j’ai fini par dormir dans l’eau passée à l’intérieur » L’intérieur ? Tout l’intérieur. L’appartement la chambre le lit. Jusqu’au corps tout entier, en passant par la bouche, jusque dans le sommeil. Les poèmes progressent par « narrations » successives, économes en mots, dépouillées de subjectivité. Les mots, comme les objets en flottaison dans la lenteur, se répètent. Le réel se réduit s’amenuise au fur et à mesure que l’eau monte. La résignation succède à l’angoisse, celle de se découvrir comme « un humain poreux/en zone inondable ». L’angoisse gagne aussi le lecteur. La peur étreint, qui s’immisce se dilue entre les pores, suspend la respiration. Et l’on attend la suite. Quelle suite pour une nuit diluvienne qui heurte aux fenêtres et quelle réalité pour un réveil sous les eaux ? Il y a les images qui se succèdent sur l’écran de télévision, avec ses morts et ses disparus, les chiffres, le bilan provisoire de la catastrophe, les yeux qui cherchent à comprendre, à se raccrocher. À quoi au juste ? À la banque d’images, qui sans cesse ressasse, elle aussi, tourne en boucle sur le désastre ? Les images abolissent le réel. Elles en gomment les nuances. Elles sapent les frontières. Elles nient l’existence des autres. Et au final, elles avalent tout. Les vivants et les morts : « au fond nous n’y étions pas nous étions seuls dans nos limites dans nos gestes tasse vide sur la table tout sèche dans les images nous sommes disparus. » La traversée de la tragédie se clôt sur le bilan personnel du poète pour qui « ce qui n’est pas perdu est bouleversé pour longtemps » Au milieu du désastre, une minuscule réalité rassurante fait irruption : |
FRANÇOIS HEUSBOURG ■ François Heusbourg sur Terres de femmes ▼ → [ma peur perce les pieds] (extrait de Zone inondable) → extraits d’Hier soir publiés chez Æncrages & Co → d’autres extraits d’Hier soir → Anaïs Bon | François Heusbourg | [ Le chemin qui passe par la forêt et par les champs ne varie guère](extraits de Seul/double) |
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