« ET MAINTENANT, PEUT-ÊTRE QUE TU CROIS À L’AMOUR ? »
Au bord, c’est ici même. Lieu de l’échange entre une mort imminente et une vie. Deux voix se croisent, en amont en aval entre celle qui se penche et celle qui attend. De l’une à l’autre, de l’une vers l’autre. Bord à bord. Comment dire cet entre-deux fait de silence dans un espace-temps qui se noue entre deux rencontres, deux « apnées ». C’est tout le questionnement que Sereine Berlottier poursuit tout au long de ce très beau et très émouvant recueil. Au bord. Un bord mouvant sur lequel la poète se penche pour tenter de saisir et de retenir l’expérience intime de la mort. Ce qu’elle fait avec une immense pudeur. Et une infinie tendresse.
L’accompagnement se fait en quatre temps, quatre sections. Ta voix / Visage dans / Le récit / Midi l’épée. Un temps d’avant la mort ; un temps pour lui succéder.
« Ta voix » ? Une ombre qui se lance dans les mots à dire qui ne sont peut-être que des accroches pour se pencher vers l’autre et pour se rassurer :
« Ta voix, ombre
Disant elle a l’air bien elle a l’air bien c’est toi qui le dis »
Ainsi s’ouvre le recueil. Derrière la voix, la pensée. Dont on ne sait rien. Pas même si elle pense. Qu’il est impensable de cerner. En présence de l’autre dont la vie ne tient plus qu’à un fil, la pensée s’éclipse, se dérobe, qui pourtant enserre le corps épaules et dos jusqu’à
« [c]rier derrière les yeux maintenant. »
Il faut pourtant poursuivre. S’adapter, chercher et trouver les menus objets qui comptent encore, choisir la position du corps pour atteindre « l’angle de son cou » ; prendre le temps de lire les émotions qui affleurent, « voile de panique sur le visage » ; pour accueillir les souvenirs. Le visage est sans bord. Il ouvre pourtant sur des bords invisibles qui renvoient au passé.
Affleurent alors toutes sortes d’images qui ne font que passer.
« Quelquefois la porte s’ouvre
au bord du train ».
Très vite le monde de l’hôpital reprend ses droits, imposant ses « images captives », ses grimaces et suscitant d’autres questions. Les pensées autres font irruption, incongrues dans ce lieu que n’habitent que des malades provisoires qui n’ont d’autre attente que celle de leur disparition :
« En hôpital de jour, de jour la nuit, chacun chez soi
Non posée (ni question ni comparaison)
S’enfuir n’est pas un programme, machine à café
Ou alors : thé à la menthe ?
La prose ne s’oppose pas au poème
Continué vers son bord le plus net »
La poète entrecroise. Les observations assorties à l’univers dans lequel elle se trouve, les remarques de ceux/celles qu’elle croise dans les couloirs ; les regards. L’univers est morcelé, fait de juxtapositions de morceaux qu’elle recolle bord à bord. Ainsi de l’espoir.
« L’espoir de Nadedja, l’espoir d’Ossip, l’espoir d’Annette, dite Anne, l’espoir de la phrase qui parle d’espoir étant l’espoir même (continué vers son bord le plus net) ».
D’autres questionnements, plus actuels, plus quotidiens, plus terre à terre surviennent, qui bousculent les précédents, pour faire contrepoids :
« À quel bord les mains qui travaillent dans quel sens les pieds tirés par les blouses blanches… »
Les chemins se frôlent. Celui de la narratrice celui des soignants celui des patients. À la recherche de signes. Dans les marges. « D’un bout à l’autre », dedans dehors. Tout s’active. Mais le visage, lui, « le visage est tout seul ».
Le bord est omniprésent mais il est polymorphe et mouvant. « Au bord des yeux », difficile de le cerner. De le saisir. La vie continue que rien ne vient interrompre, pas même la mort imminente d’un être aimé. Elle continue et ramène les enfances, leurs lieux d’étincelles ; entre oubli et souvenirs, la pensée fugitive ramène, elle, toute une efflorescence d’images singulières, difficiles à appréhender et pourtant si évidentes :
« Tu n’apparais nettement que de t’éloigner
Non pas ensemble mais bord à bord »
ou encore :
« Il faudrait ne pas tant parler
Mais personne ne ferme les yeux »
Qui est cette autre ? Qui est-elle ?
« Mère-vague et tempétueuse »
ou encore :
« mère de coton en pleine lumière »
Mais aussi, quelques pages plus loin :
« petite chèvre sauvage parmi les chardons ».
Que reste-t-il du visage aimé ? Il reste une ombre, l’image d’un crâne scalpé, un crâne de pirate dont la perruque repose comme les vêtements, sur un fauteuil, quelques mètres plus loin :
« nuage photographié
sur le mur
laineux et comestible »
Le bord prend soudain toute sa force, toute sa valeur. Valeur de survie :
« Combien de fois au bord d’un geste
Comme s’il y allait de ta vie, les yeux baissée ?
Bien sûr il y va de ta vie au bord de cet unique geste »
Chaque geste donné est un geste unique, le seul qui vaille d’être accompli. Une caresse sur les bras meurtris par les injections, la peau devenue si diaphane. Et les mots qui se cherchent
« quels mots pour tous les pardons ».
Le visage aussi est au centre, avec les superpositions et strates toujours qui se chevauchent images présent/passé. Entre ces deux extrêmes la vie dans les plis continue, verbes au présent (est-ce suffisant pour dire l’aujourd’hui ?), un présent qui date dès lors qu’il est engagé. Les choses qui entourent sont « datées », soleil et grilles, les arbres aussi. Puis l’imparfait fait intrusion dont l’intensité culmine avec cette question qui jette sur le regard un impossible avenir :
« sans doute y avait-il ces jours-là
le plaisir d’un peu de soleil
sur nos visages, sur nos mains ? »
La vie cependant s’obstine, faite de rencontres réitérées, de visites régulières qui apportent chaque jour leur lot de questions, d’intentions inabouties, de lettres d’inconnus. Tout le réel en vrac contenu dans une chambre d’hôpital se vit dans l’entre-deux de chaque rencontre. Et l’on parle de tout de rien surtout pas de… Suspens. Ne pas effleurer. Passé et présent conjuguent ensemble des temps qui se mêlent. Comment faire coïncider le corps de la malade avec l’image que l’on a gardée de lui ? Quelle pensée peut permettre d’aborder la pensée de ce corps ? Les images fusionnent qui n’appartiennent pas au même temps, les unes chassant les autres, images d’enfance sans doute qui viennent se superposer aux dernières images enregistrées. Ainsi se vit et s’écrit un bord-à-bord. Entre deux temporalités, entre deux corps, deux vies, deux entités. L’une et l’autre. Mais tout dans ce tête-à-tête est « dernier ». « L’orchidée desséchée », « ta dernière plante ». Dès lors le corps de l’autre peu à peu se dérobe. La vie glisse vers l’ailleurs. Surviennent les derniers mots échangés qui disent l’impossible :
« là où tu vas tu dis
ne me laisse pas et
c’est impossible »
Face à l’indicible le poème s’amenuise. Les mots se scindent, disjoints par des lignes obliques. D’autres refusent de s’éclipser, qui rejoignent les parenthèses, d’autres encore, en caractères minuscules, miment les apartés :
« (tu demandes mais
ils n’entendent pas) »
Paroles entrecoupées par les sanglots sans doute, qui ne parviennent pas jusqu’à la phrase, formulations au coup par coup, pour dire l’écart, pour dire le bout. Les pensées continuent d’affluer, comme le sang, par touches imprévues. Elles imposent aussi leur cocasserie et leur justesse :
« il manque
un féminin
à pirate »
Le temps approche de la dernière séparation. Le bord-à-bord, ce qu’il en reste, « un frôlé », l’ultime, qui draine avec lui le peu qu’il reste de l’échange, à donner :
« temps de merci très pauvre
loin de l’unique fenêtre »
Avec « Midi l’épée » s’ouvre le temps de l’après. Celui où remontent d’autres images, des photos qui racontent et qui figent le passé une fois pour toutes. Les poèmes sont plus denses mais toujours s’enchevêtrent en un fondu enchaîné très doux les moments d’hier et le temps d’aujourd’hui. Le temps d’aujourd’hui a perdu ses couleurs, a perdu sa vitalité. Quelque chose d’autre prend place, mais l’on ne sait pas quoi au juste. Le temps d’après la mort est celui de la recomposition des visages, de tous les visages de la défunte :
« ce jour-là son visage était si
simplement vivant (c’est comme un souvenir) »
Le bord prend d’autres formes dans lesquelles l’écriture pourrait s’inscrire :
« une chambre au bord de mer
cherche un récit
l’attente du corps »
Les pensées continuent de vagabonder qui jamais ne se fixent et qui se poursuivent en dehors de la douleur
« non pas l’oubli
mais la tension modifiée de vivre
le choix d’une forme
son émiettement…»
Survient alors cette molle torpeur qui enserre le vivant et qui « borde le vide ».
Reste à la vivante « un cahier/aux pages jaunies » et le constat douloureux
« que le vrai livre
de sa vie se trouvera
écrit avec des pages qui
toutes, en un sens,
lui auront été étrangères »
Demeure dans la mémoire cette question qui tombe à l’improviste mais qui remet les choses à leur juste place, qui les rend à leur vraie dimension :
« Et maintenant, peut-être que tu crois à l’amour ? »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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