La narratrice a quatre-vingt-douze ans. Elle est dans une maison de retraite, plutôt bien entourée, dans un lieu qu’elle dit agréable. Elle ne marche plus, ne peut plus se lever, et dépend désormais des autres pour les actes les plus ordinaires. Nous ne sommes pas là, on le devine à maints détails, dans ce qu’on appelle un « mouroir » et c’est, de la part de l’auteure, un choix de lieu non négligeable qui lui permet d’évacuer de son ouvrage toute une part de ce spectacle insoutenable de détresse humaine — qui plonge dans l’effroi qui n’est pas préparé à s’y confronter, un choix qui lui permet de suivre les options narratives qui conduisent son texte.
La narratrice est cette vieille femme dont la mémoire, nous dit-elle, défaille, et dont les souvenirs quelquefois s’enchevêtrent. Mais elle parle, se parle.
« Je me parle, je discours. À qui s’adresser ici ? Je ne veux pas mourir du quotidien de ce lieu. »
Voilà, décor planté, le personnage principal de ce qui se joue juste avant que tombe le rideau.
« La vie ne commence pas — elle se continue sous une autre forme. C’est comme pour les histoires... toujours la même, chaque fois différente. »
Ce sont là les premières lignes du livre de Jeanne Bastide, La nuit déborde, texte qui se termine par ces mots :
« Tant de fois, j’ai laissé derrière moi les cendres de celle que j’ai été pour continuer à avancer. Je suis fatiguée maintenant. Tous ces deuils m’ont épuisée.
La mort est-elle un lieu où on se repose de la vie ? »
Le mot « vie », qui ouvre et conclut cet ouvrage, comme on ouvre et referme des parenthèses, en est, tiré d’un bout à l’autre de ces pages, le vrai fil conducteur. Certes, la vieillesse et la fin du cycle des jours constituent la matière la plus apparente de ce long monologue intériorisé dont les mots sont aussi, nous l’avons noté, ceux de « cendres », « fatiguée », « deuils », « épuisée », mais « la mort », ici, est moins attendue dans la résignation (pourtant présente tout du long), qu’envisagée dans un perpétuel étonnement et s’avançant comme une étrangeté à laquelle rien ni personne ne peut nous préparer.
« Qui pourrait m’aider à supporter ce qui va arriver ? » se demande la narratrice qui ne dit pas « ce qui va m’arriver », mais qui, en ne se plaçant pas du seul point de vue de son drame personnel, fait de la mort « ce qui arrive », cette énigme, l’interrogation essentielle sur laquelle repose la tragédie de vivre.
Pourtant, face à la mort, il n’y a que la vie qui vaille, et face aux forces qui déclinent et au corps qui ne répond plus, face aux affres de la vieillesse et aux misères qu’elles imposent, il y a encore les souvenirs, heureux ou malheureux — qu’importe, puisque désormais tous ont même importance et témoignent de ce qu’a été le cours d’une existence — et ce qui reste encore de désir à puiser au fond de ce « verre vide » que la narratrice a le sentiment d'être devenue.
« Une belle tendresse pour toi, Georges. Je crois que mourir serait se perdre dans cette douceur-là. »
Le désir, oui, ce qu’il en reste :
« Maintenant que je peux plus marcher, j’ai le désir d’un chemin où les pas rythment mes pensées. »
Désir encore de désirer, angoisse de ne plus le pouvoir, quand elle se disait, quelques pages avant,
« [l]e plus difficile, c’est quand le désir s’amenuise — qu’il devient pâle, tout pâle, comme quelqu’un qui est malade. C’est là que la peur arrive. »
La peur arrive cependant, et monte au long des pages, et se précise, mais la vieille dame clouée au fond de son fauteuil, parle, parle, se parle, n’arrête pas de se parler, de discourir, dresse sa digue, mot à mot, et mot sur mot, et s’y épuise comme d’autres se sont épuisées à dresser « un barrage contre le Pacifique », digue que les heures de chaque jour viennent battre inlassablement, ne cessent de fragiliser, la réduisant à un mince cordon de sable, un empierrement dérisoire.
Pourtant, la vie est là, encore, comme une herbe s’accroche au mur ou pousse entre les dalles, ou comme le lichen s’incruste dans la pierre :
« [...] quelquefois, je laisse aller, ou plutôt j’accueille ce qui m’arrive. Des pensées brutes, pas encore ordonnées. J’ai tellement plaisir à les laisser advenir. »
La vie, « fragile, au bord de la mort. Et tellement ardente à l’intérieur. Avec une obstination animale. »
La vie, tant qu’il reste un peu de lumière, un espace de ciel à travers la fenêtre, et un peu d’air à respirer.
« Condamnée à vivre. Vivante à perpétuité. Jusqu’à la mort. »
Aller au bout de sa fatigue, vaille que vaille, jusqu’au bout de sa résistance, au terme de l’épuisement, n’est-ce pas encore lutter pour ne pas renoncer, tenter d’avoir le dernier mot, aussi pauvre soit-il ?
« Maintenant que je ne peux plus marcher, je voudrais sentir se déployer tout l’espace de la mémoire que le manque de pas a rétréci. »
« Vouloir », « sentir » encore, élargir ce qui reste d’espace intérieur, c’est de ces mots-là que s’éclairent les dernières pages du livre dont on sait bien, pourtant, qu’une nuit imminente les guette.
Un pareil petit livre, sous la plume de quelqu’un d’autre, aurait vite fait de nous désespérer. Sous celle de Jeanne Bastide, aussi grave et sombre qu’il soit, il est plutôt une invitation à se battre pour ce que la vie est, dérisoire peut-être, mais à s’y raccrocher quand même, obstinément, comme fait le lichen à la pierre nue, et à l’aimer encore, tant qu’il y en a. Et avec elle, ces précieux restes de conscience et de lucidité.
Michel Diaz
D.R. Texte Michel Diaz
pour Terres de femmes
[7 avril 2017]
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