Samira Negrouche,
Six arbres de fortune autour de ma baignoire,
Éditions Mazette, 2017.
Couverture illustrée avec une linogravure d’Astrid Shriqui-Garain.
Lecture d’Angèle Paoli
UNE MÉTAPHORE DE L’OASIS AUTOUR DE SON POINT D’EAU
Six arbres de fortune (plus un) forment le dernier recueil de poèmes de Samira Negrouche. Sept sections en tout dont l’ultime donne son titre à cet attrayant opus : Six arbres de fortune autour de ma baignoire. L’ouvrage est publié par les éditions Mazette dont on apprend au passage que si le premier sens renvoie bien à une exclamation d’étonnement ou d’admiration (je connais aussi pour ma part le demi-mazagran), le sens vieilli de ce terme désigne « un mauvais petit cheval ». Je retiendrai aujourd’hui la première acception tant cet ouvrage est élégant, agréable à l’œil et au toucher. Le petit format y contribue pour beaucoup. L’illustration de la première de couverture, une œuvre d’Astrid Shriqui-Garain intitulée « Archimède », évoque un masque africain, ses ciselures, ses bois d’ébène scarifiés, la mystérieuse poésie de ses contours. Qui plus est, le livre a été façonné et imprimé par l’éditeur dans son atelier de Plaisir (dans les Yvelines). Autant d’incitations à partir à la découverte de ces poèmes écrits par Samira Negrouche au cours d’une résidence de création initiée par les Itinéraires poétiques (Saint-Quentin-en-Yvelines). Le recueil s’inscrit aussi en écho avec la thématique actuelle du Printemps des Poètes : « Afriques ».
Sept ensembles de poèmes brefs et de petites proses (sept monologues à nouveau) pour dire toute la tendresse les attentes les doutes qui animent les interrogations de la poète. Et ses vœux, aussi, clairement et passionnément exprimés dans le final du septième monologue ; monologue consacré à A/Alger.
« Que se lève le TGV express, qu’il ramène la brise de Tanger et qu’il amorce sa course de Tunis à Alexandrie et de Beyrouth à Istanbul. Que s’ouvre un jour nouveau et que Minuit embaume de jasmin. »
Un écho peut-être ou une réponse à la déperdition de sens qui « lézarde » la poète et la plonge dans le plus profond désarroi :
« hier tu voulais savoir si
et voilà que tu ne sais plus pourquoi »
écrit-elle dans « Moins Un ».
Chacun des recueils porte à sa manière singulière ce qui relie la poète à ses terres d’origine. Un monde en voie de disparition qui laisse béantes les blessures. Royaumes anciens de déserts et de dunes qui bordent la Méditerranée et l’Atlantique. Et au large, des îles, réduites à un écho lointain assourdi par la rumeur guerroyante :
« Dans ma montagne retranchée me parvient le chant de la source rouge l’écho de l’Atlantique des îles en bordure et les sabots vaincus fuyant les amandiers. » ( in R. [Rabat] de « Sept petits monologues du jasmin »)
Partir, recommencer, se soumettre à l’amnésie. Attendre / ne rien attendre / ne plus attendre. Rien n’est sûr, rien ne se peut décider, aucune réponse lumineuse ne se fait entendre.
Chaque ensemble de vers, chaque décrochement de phrase pose les absences, pose les vides. « Redresser le mirage » est-il encore possible ? Une nostalgie douloureuse s’insinue et se coule qui dit le désarroi la souffrance l’étroitesse du passage, la lutte intérieure en filigrane :
« Tu ne te résignes pas
à relâcher le bord du ciel »
( in « Moins Un »)
« Moins Un » que suivent les « Sept Petits monologues du jasmin », petites proses qui sinuent de Tunis à Alger en passant par Tripoli Le Caire Sanaa Damas et Rabat. Chaque ville, réduite à sa majuscule initiale, annonce le lieu du monologue. Des ombres davantage que des hommes peuplent le monde dévasté ; des hommes silencieux errant, dont on ne sait plus quelles sont les pensées. Et des décors de murs déchiquetés.
Monologues haletants d’un seul souffle d’un seul tenant sur la ligne d’horizon, dilué sous la chaleur pour dénoncer les usurpations les impostures de ceux qui se sont approprié la sagesse du Saint Homme et ont transformé les Hauteurs du royaume en champs de bataille :
« Saint homme des vallées fertiles dans le cœur de ta sagesse un vélo avance et les Hauteurs ne sont plus que terrains de tirs. » ( in D. [Damas] de « Sept petits monologues du jasmin »)
Arrivée à A/Alger, « en cette journée lézardée de déceptions », la poète tente de ramener les siens, tous les siens, à la raison et à la réconciliation. Effort quasi désespéré, scandé par la répétition « j’en appelle » :
« J’en appelle à la mémoire d’Alger de ses comptoirs marins aux chars de l’occupation j’en appelle à Hassiba à Djamila à Didouche et à Boudiaf aux ancêtres et aux amnésiques aux violeurs de rêves et aux traitres de toujours j’en appelle à chaque goutte versée à chaque humiliation que jaillisse enfin la baie et qu’elle nous habite qu’elle ouvre nos paupières assommées que se réveillent Al Anka et les diwans assiégés que s’ouvrent les seuils de nos maisons et que s’élève le chant nouveau. » ( in A. de « Sept petits monologues du jasmin »)
La voix qui conduit l’étranger jusqu’au « vieux chêne » de « Nœuds en zigzag », l’initie aux mystères connus du seul vieil arbre. Sept fenêtres (ou leurs variantes) donnent accès au vieil arbre, gardien de l’horizon des vagues du relief et du ciel… C’est à lui que revient de chuchoter ses conseils à l’ami de passage. Son chant mystérieux rappelle les oracles feuillus des cités anciennes. Il faut tendre l’oreille pour décrypter les signes et trouver la « mesure ».
« hâte-toi l’ami
d’apporter ta mesure
ici est né un chant
pour ceux qui se souviennent
ici est né l’oubli de ceux
qui abordent »...
( « Fenêtre du dedans : relief » in « Nœuds en zigzag »)
Les cinq poèmes de la section « À cent quatre-vingt degrés » permettront-ils à la poète de retrouver son centre et de faire silence ? Mais l’interrogation est lancinante. Que reste-t-il en effet du passé sinon des lieux voués aux dérives de l’oubli et, en lieu et place de l’éveil, une plongée « dans la mémoire / qui ne se raccommode pas » ?
Il faut attendre le « Triptyque pour jeu de lignes ou de chambre » pour découvrir un chant d’amour musical. D’un érotisme fluide léger, le chant explose dans le troisième volet avec un poème qui joue sur l’ambiguïté intérieur/extérieur, la ville et ses rythmes, ses usures et le corps de l’aimé(e) :
« Je ne discute pas les ombres
j’use
doucement
la via appia de tes veines
tu ne ressembles pas
à Dieu
c’est vers toi que je me prosterne
je touche. »
Deux autres sections complètent les précédentes. Sous une forme plus fantaisiste et en apparence plus déstructurée, la « suite a/rythmique » explore les mêmes questionnements et les mêmes tâches, remises sur le métier et soumises à un probable échec :
« délité
palmes à angle ouvert
je raccommode mes bords
les attache au cercle
à la serrure
rassemble les pièces
désaligne la taille
au point de hauteur
stries
là où ça joint
ça lâche
le mouvement
est distance
est tension. »
Quant au titre du recueil, il faut attendre l’excipit éponyme de l’ouvrage pour qu’en soit levée toute l’énigme. Quatre vers pour lever le voile sur l’état d’esprit de la poète, pour dire son humilité profonde face à tout ce qui la et nous dépasse. À la métaphore du jardin de Candide se substitue ici celle des arbres et de la baignoire.
« Il y a des arbres dans ma tête
autour de ma baignoire
parce que le cosmos c’est bien trop grand
loin de ma flaque d’eau »
Peut-être faut-il voir dans ces associations d’images une oasis miniature qui entoure un point d’eau ? Peut-être. Mais ces quatre derniers vers bouleversent, comme tous les versants de ce très beau recueil.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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