SOUS LA CHAIR DU POÈME
Printemps des Poètes 2017 : l’Afrique est à l’honneur.
Quel poète mieux que Nimrod est plus à même de représenter le Continent Noir et quel ouvrage mieux que L’enfant n’est pas mort est aussi approprié, et aussi digne de célébrer l’importance de l’événement ? Ce n’est pourtant pas l’histoire d’un ou d’une Noire que le poète franco-tchadien célèbre dans ce récit. Mais celle d’une Blanche. Ingrid Jonker. Une poète afrikaner dont l’histoire et le drame sont intimement et intensément liés aux tragédies qui ont ensanglanté l’Afrique du Sud dans les années 1960.
Le récit de Nimrod retrace en vingt épisodes, répartis sur quatre chapitres, l’histoire de cette jeune femme qui, par son choix délibéré de défendre ouvertement les Noirs, est rejetée par les siens. Père, amants, amis. La vie affective et émotionnelle de la jeune poète, ses engagements, sa poésie même, sont intimement liés aux événements tragiques qui ont ébranlé l’Afrique du Sud tout au long de sa vie. Son histoire personnelle croise à maintes reprises celle de Nelson Mandela. En 1960 d’abord. En 1994 ensuite. Par un subtil chassé-croisé d’analepses, Nimrod entrelace étroitement et habilement leurs deux destins. Durant ses vingt-huit années d’incarcération (1962-1990), Nelson Mandela n’a cessé de lire le recueil de poèmes d’Ingrid Jonker : Rook en Oker ( Cendre et ocre, 1963). Le 9 mai 1994, Nelson Mandela est élu président de la République d’Afrique du Sud par le Parlement. Dans son discours d’investiture, trente ans après la disparition de la poète, Mandela lit devant l’assemblée médusée, et très vraisemblablement réfractaire, le poème d’Ingrid Jonker : « L’enfant n’est pas mort ».
Une étrange affinité lie Ingrid Jonker et Nelson Mandela par delà le temps. Elle trouve sans doute tout son sens dans cette affirmation de Nimrod :
« Mandela et Ingrid Jonker ont dans la peau le paysage du Cap occidental. »
La mort d’un petit enfant noir (tué par la police) renvoie Mandela à la mort de son propre fils, Thembi, survenue en 1969. Cette année-là, Mandela est en prison. Sa demande d’autorisation de sortie pour se rendre aux obsèques de son fils lui est refusée. Dans sa geôle, il pleure et récite « Le Petit grain de sable », poème écrit par Ingrid Jonker à la suite d’un avortement clandestin. Elle y fait entendre « la parole que personne ne veut entendre — ni ses confrères, ni sa famille, ni la société… ».
Dans son chagrin, Mandela se dit que « le destin des femmes est supérieur à celui des hommes ». Ce qu’il a toujours su.
Par sa naissance, par son éducation et par son milieu, Ingrid Jonker appartient au camp ennemi, celui-là même qui est à l’origine de l’apartheid en Afrique du Sud. En désaccord profond avec le pouvoir blanc, la jeune poète rejette avec violence la politique réactionnaire ségrégationniste imposée par sa caste à la population africaine. Elle souffre de la ghettoïsation imposée aux Noirs, dénonce les injustices qui leur sont infligées. Ainsi peut-on lire sous la plume de Nimrod :
« Au cours de ces cinquante années où les richesses ont explosé de façon scandaleuse, le pouvoir blanc a eu cette idée saugrenue de parquer les Noirs comme des lapins dans des quartiers-dortoirs. »
Or, le 21 mars 1960, à Sharperville, dans le ghetto de Johannesburg, est déclenchée une violente répression qui fait « soixante-neuf morts, cent quatre-vingt blessés et laisse un champ de ruines en lieu et place des dix mille personnes venues dire à la police qu’elles se délestaient des Pass de la honte qui leur collait à la peau. »
Le Pass ? C’est ce fameux passeport intérieur imposé aux Noirs contre lequel s’insurgent les manifestants.
Ingrid Jonker qui suit sur les ondes de la BBC le récit des événements sanglants « est dévastée. »
« Une semaine plus tard, Nelson Mandela brûle publiquement son laissez-passer. Voilà ce que j’en fais de mon dom pass ! déclare-t-il aux journalistes. »
Peu après cette tragédie qui lacère la jeune femme et met ses nerfs fragiles à vif, se produit à Cape Town un drame qui la frappe de plein fouet. La mort d’un bébé noir, tué le 1er avril à « un barrage de contrôle à la sortie du ghetto de Nyanga ». Les forces de défense ont tiré aveuglément sur une voiture qui tentait de rejoindre le centre hospitalier de la ville, avec à son bord un bébé de vingt mois, malade, et sa mère. Le bébé est grièvement blessé. Il meurt avant d’atteindre l’hôpital.
La mort de Wilberforce Mazuli Manjati « cristallise » à elle seule en Ingrid Jonker « toute l’injustice du monde ». Elle deviendra, par-delà le temps et les luttes, le symbole de l’humanité martyrisée.
Elle-même maman d’une petite Simone du même âge, Ingrid Jonker, désespérée, n’a de cesse de rencontrer Bulelani, la maman de Wilberforce Mazuli. Les deux femmes partagent symbiotiquement leur chagrin.
À son retour de Nyanga où elle s’est rendue pour voir le cadavre de l’enfant, Ingrid Jonker, apaisée, écrit son poème d’un jet : « L’enfant tué par les soldats à Nyanga ». Elle le montre à plusieurs de ses amis. Ils lui rient au nez, la ridiculisent, raillent ses sentiments humanitaires qui vont à l’encontre des idéaux des Afrikaners qui défendent âprement leur « souci de pureté raciale. » Elle se fait même insulter :
« Tu n’es pas communiste, tu es simplement poète, la bestiole la plus nuisible de la terre sud-africaine ! »
Ingrid Jonker est dans une transgression qui peut lui être fatale. Elle risque sa peau si ce poème vient à être édité dans la presse locale.
Désespérée, Ingrid Jonker fait successivement deux tentatives de suicide, dont elle est sauvée in extremis.
Pourtant, son ancien amant, Jack Cope, vient lui annoncer qu’il va publier « L’enfant n’est pas mort » dans sa revue Contrast. Elle croit un instant le bonheur possible. Mais c’est sans compter sur la rencontre avec son père qui convoque Ingrid pour lui demander des comptes. Père et fille s’affrontent en un duel verbal d’une extrême violence, la fille accusant le père d’être responsable de la folie de son épouse, l’accusant d’avoir un comportement criminel envers sa mère et envers elle ; traitant son père de « petit père » Staline et de « minable ». Elle poursuit ses invectives au cours d’une soirée où elle insulte les écrivains afrikaners bon teint en les traitant de nazis. De ces violences verbales, Ingrid ne sort pas indemne. Rejetée de tous, elle s’enfonce dans une crise qui la conduit à sa perte. Décidée d’en finir, elle abrège ses jours le 19 juillet 1965, en se laissant emporter par les vagues, sur une plage du Cap, à Sea Point.
« Ainsi a fini mon héroïne, murmure Mandela en regardant un masque africain qui lui fait face. Et moi, suis-je un héros ? se demande-t-il. J’ai beau m’en défendre, mon comportement m’y renvoie et, pourtant, la liste de mes défauts est fort longue ! »
Passionné par l’histoire de cette région d’Afrique, même éloignée de son Tchad originel, Nimrod rejoint pourtant ici l’universel. Tant sur le plan de l’Histoire que sur celui de la poésie. L’historien (mais Nimrod est aussi romancier et essayiste) laisse glisser sous sa plume bien des notations qui s’appliquent à l’intégralité du Continent Noir. Ainsi par exemple lorsqu’il évoque le conflit qui oppose Robert Sobukwe à Nelson Mandela. Robert Sobukwe, « grand théoricien du panafricanisme » — le PAC — « estime que l’Afrique est l’affaire des Africains ». Il croit en une « Afrique glorieuse, de Pretoria à Accra, de Dakar à Cape Town… » et s’oppose à l’ANC (Congrès National Africain) favorable au modèle multiracial défendu par Nelson Mandela.
« Il n’aime pas tous ces compromis multiculturels où se complaît Mandela. Il n’aime pas les communistes blancs qui sont les maîtres à penser des mouvements noirs. Il n’aime pas qu’on dicte aux Noirs leur conduite, leurs idées. Il n’aime pas la suprématie blanche, il n’aime pas la suprématie noire (qui pour l’heure, n’existe pas). »
Ailleurs, un « sang noir » coule dans les phrases de Nimrod lorsqu’il écrit à propos des Noirs :
« écartés du pouvoir depuis trois cents ans, minorés par les lois de l’apartheid depuis cinquante ans, rendus subalternes, domestiques, mineurs de fond, minables sous-traitants de la misère. » Quant aux « Blancs chenus » qui scrutent Mandela, ils « ont la superbe de gens à qui tout appartient, même l’air, même le don qui est la substance de l’air… »
Les exemples abondent qui émaillent le discours de Nimrod et laissent affleurer une sensibilité à fleur de peau. Il arrive parfois, que, sous cette plume incandescente, le lecteur porte plus loin son interrogation. N’y a-t-il pas par exemple, sous la diatribe de l’auteur contre les conditions de travail auxquelles les Noirs sont assujettis, quelque chose qui nous parle de nous ? Surtout dans cette manière à lui qu’a Nimrod de s’immiscer dans la pensée d’Ingrid :
« C’est étrange, constate Ingrid, cela n’alarme pas plus que ça les Blancs bon teint de Cap Town, ainsi que les libéraux et les progressistes. »
La quête de l’universel ? N’est-ce pas aussi l’un des objectifs sous-jacents de la poésie ? C’est par le biais de la poésie que la jeune poète (morte à l’âge de 31 ans) et Nelson Mandela se rejoignent. Il est particulièrement émouvant d’apprendre que les poèmes d’Ingrid Jonker ont accompagné Mandela durant toutes ses années d’incarcération. Mandela qui, une fois libre, une fois la cause des Noirs entendue et aboutie, ouvre son discours par ce très bel exorde :
« Elle s’appelait Ingrid Jonker.
Elle était à la fois poète et Sud-Africaine.
Elle était à la fois une Afrikaner et une Africaine.
Elle était à la fois une artiste et un être humain.
Au milieu du désespoir, elle a célébré l’espoir.
Face à la mort, elle a affirmé la beauté de la vie. »
Nelson Mandela connaissait par cœur des poèmes entiers de Rook en Oker. En même temps qu’il découvre la personnalité torturée d’Ingrid Jonker, le lecteur est frappé par la fulgurance de sa poésie dont les vers surgissent au cœur même du récit.
« Le ciel a beau bleuir
ou se peigner de rouge
je marche derrière ma douleur
et elle porte ton nom. »
Derrière la retranscription de ces vers, c’est toute la force d’âme de Nimrod qui se dresse sous nos yeux, toute sa grandeur, toute sa tendresse aussi. Sur son visage se superpose le visage palimpseste d’Ingrid Jonker. Et avec elle, sous les mots du poème de l’enfant de Nyanga, surgit cette image dont elle espérait que celle-ci dessinerait un jour « l’un des nombreux visages de l’Afrique du Sud. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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