ESPRIT DE GÉOMÉTRIE/ESPRIT DE FINESSE : UNE PARFAITE ALCHIMIE
Quelles nouvelles de l’amour ? Quelles nouvelles équations/adéquations ? Inadéquations ? Quelles surprises les Nouvelles définitions de l’amour nous réservent-elles ? Accompagné en sous-titre du mot « nouvelles », le titre choisi par la romancière Brina Svit pour son dernier ouvrage annonce une manière subtile de jouer sur et avec les mots. En même temps que le plaisir implicite d’une fine psychologue agile à débusquer les petites stratégies d’aujourd’hui et à en traverser tous les mirages. Nouvelles/nouvelles. Me reviennent en mémoire les Cent nouvelles nouvelles médiévales, destinées au duc de Bourgogne entre 1456 et 1462, mais dont l’auteur n’est pas à ce jour définitivement identifié. Nouveauté des nouvelles, nouveauté des définitions ? Nouveauté. Quelles nouvelles de l’amour la romancière va-t-elle apporter à ses lecteurs ?
Hors le titre, lointainement analogique, rien ne rapproche bien sûr le recueil de Brina Svit de l’ancêtre médiéval, rien sinon le souci de vraisemblance qui anime de part et d’autre du temps les deux « novellistes » ; rien sinon l’unité de style et de ton qui se dégage de l’ensemble des deux œuvres. Cependant, alors que les « nouvelles » médiévales en tant que genre littéraire s’apparentent aux fabliaux et offrent de ce fait une place importante aux facéties propres à l’esprit du XV e siècle, la pétillante Brina Svit ancre ses récits et leur déroulement dans la société contemporaine qui est la sienne, dans la multiplicité de ses composantes, travers et revers, drames et plaisirs. Pour en tirer un jeu de variations inépuisable sur les situations amoureuses et sur la vie. Entre hier et le ici et maintenant de l’ultra-contemporain, les routes de l’écriture se séparent.
Depuis Con Brio (1999) jusqu’à Visage slovène (2013) en passant par Moreno (2003) ou par Coco Dias ou La Porte Dorée (2007)…, le lecteur s’est familiarisé avec l’univers romanesque de Brina Svit. Cette fois-ci, délaissant le roman, Brina Svit a opté pour la « nouvelle ». Un art peu prisé des lecteurs, si l’on en croit le personnage de Sandro qui le dit en clair dans le récit « Grain de folie » :
« […] des nouvelles. C’est très bien, lui dit Sandro quand elle les lui fait lire, mais ça ne marche pas en France, les nouvelles. Ça marche pour moi, dit-elle avec entrain, mais bien moins sûre d’elle qu’elle ne le laisse entendre ».
Si ça marche pour Nathalie, dans son dialogue avec Sandro, ça marche aussi pour Brina Svit, qui maîtrise à merveille cet art difficile et le déploie avec brio tout au long de ses récits. Soit un ensemble de dix nouvelles. Voilà pour le genre, qui permet à la plume experte de l’auteure d’explorer avec finesse les nouvelles facéties du « jeu de l’amour et du hasard ».
Quant au titre, il met l’accent, grâce au pluriel, sur la variété des définitions. Lesquelles débordent largement celle de Susan Sontag proposée en exergue : « Rien n’est mystérieux, aucune relation humaine. Sauf l’amour ». Mais est-ce bien là une définition de l’amour ? N’est-ce pas plutôt une des composantes de l’amour ? Le mystère étant ce qui caractérise toute relation amoureuse. Ainsi l’amour se dérobe-t-il, qui ne se laisse pas enfermer dans une définition unique. Sauf peut-être pour l’« ébouriffante » Lil Skarabot qui confie à son ami Trubar : « Je ne connais qu’une façon d’aimer, inconditionnelle, fidèle et absolue » ( in « Histoire écrite »). Une façon qui, semble-t-il, conduit droit à la mort. En revanche, pour Esmé White, « la petite hirondelle de fenêtre », « interprète et traductrice de conférences » de son état, insatisfaite de sa relation avec Arno, elle opte momentanément pour un long jeu d’un soir, « un jeu d’adultes », « un jeu frissonnant, tremblant, haletant », exclusivement mené par le sexe.
« C’est peut-être une autre formule à expérimenter, pensait-elle, roulée sur le flanc à côté de lui, écoutant son souffle et observant le désordre qu’ils ont mis dans la chambre : coucher avec des ornithologues de Montpellier au lieu de se tourmenter et de se faire souffrir comme ils le faisaient avec Arno… » ( in « Le grand labbe et la petite hirondelle de fenêtre »).
De son côté, lassée des « histoires avortées avec les hommes qui ne sont pas faits » pour elle, Nath préfère se « remettre » à ses « nouvelles ». C’est la conclusion provisoire à laquelle aboutit Nath dans « Grain de folie ». Si l’on en croit le couple Thomas-Larsen de « Précipice », qui persiste à ronronner sur sa « mythologie officielle », l’amour comme « dialogue ininterrompu, conversation éternellement renouvelée », ne concerne en fin de compte que les « titres de la presse et la postérité ». Pour ce qui est de la lectrice que je suis, après lecture enjouée de ces étonnantes variations, je serais bien en peine de cerner ce qu’il en est réellement de l’amour et de l’ encager dans quelques mots. « Balivernes, tout ça » ?, comme conclut Nath dans « Grain de folie ».
En revanche, ce qui apparaît dans toute la lumière de son chatoiement, ce sont les « nouvelles » configurations amoureuses. Conformes aux situations et aux vies d’aujourd’hui, elles sont multiples elles aussi, et tous les agencements sont possibles. Brina Svit jongle avec les rencontres, les séparations, les enfants, les ambiguïtés, les situations cocasses et inattendues, les retournements de situation, les sorties de trajectoire… La surprise est un de ces ingrédients savoureux dont Brina Svit a le secret.
Par delà l’échiquier qu’elle met en place avec les acteurs du moment — « À vous de jouer maintenant », écrit Lil Skarabot à Trubar —, ce qui caractérise les récits de la novelliste, ce sont les écarts, ces fameux décalages — de tons, de signatures, de situations… —, ces légers pas de côté qui poussent le lecteur ailleurs, hors des suppositions qu’il avait anticipées, et le placent devant la perplexité, l’interrogation, le doute, le suspens. De sorte que chaque nouvelle renouvelle les donnes — redistribution des cartes — et le jeu reprend. Avec d’autres figures, d’autres personnages (qui nous ressemblent étrangement), d’autres noms. Parfois sous des cieux lointains, éloignés de Paris. Comme Buenos Aires ou Ljubljana, qu’affectionne tout particulièrement la romancière. Mais ce sont partout, toujours, les mêmes attentes, les mêmes réflexions, les mêmes atermoiements, les mêmes tergiversations. Les mêmes dialogues savoureux étroitement mêlés aux monologues intérieurs qui épousent les fluctuations de la pensée. « Est-elle déçue » ? s’interroge Lise en cherchant à cerner « son reflet dans la vitre ».
« Triste ? Fatiguée par toutes ces émotions ? Oui, elle est tout ça, déçue, triste, fatiguée, mais aussi étrangement calme et silencieuse. » ( in « Quelle que soit la couleur de son eau »).
Le décalage, Brina Svit le pratique en permanence, cela fait partie intégrante de son art. C’est sans doute là aussi que se tient le secret de sa légèreté. Une légèreté qui va de pair avec son humour, sa bonne humeur et sa joie de vivre.
Lire et relire Nouvelles définitions de l’amour procure un plaisir sans cesse renouvelé. Chaque nouvelle ouvre sur un univers qui lui est propre ; avec ses spécificités. Chacune désoriente par l’enchantement inattendu qu’elle réserve au lecteur. Ainsi, dans la « Deuxième révolution de Saturne », Brina Svit explore-t-elle à nouveau, à partir du personnage d’Agnès, le monde du tango qu’elle relie à celui de l’astrologie. À travers une belle métaphore astucieusement filée, la romancière donne sans doute d’elle-même une définition possible de la complexité de sa personnalité imprévisible, en même temps qu’une définition possible de son travail :
« Y a-t-il vraiment des hasards dans le cosmos, cette géométrie secrète et ordonnée des astres et des étoiles, le mot “cosmos” signifiant justement un monde ordonné ? »
Chez Brina Svit, la narration ne tient-elle pas du « cosmos » ? Et les rouages de son récit n’en constituent-ils pas « cette géométrie secrète et ordonnée » qu’elle décrypte dans la carte du ciel ?
Ailleurs, derrière le titre longtemps mystérieux « Le grand labbe et la petite hirondelle de fenêtre », c’est le monde des oiseaux qui se présente, porteur d’interrogations multiples. Une occasion pour la romancière de dialoguer sur le thème très sensible de la « migration » :
« Que le soir, au dîner, elle était assise entre un traducteur bulgare et un ornithologue de Montpellier, un certain Jean-François qui voulait savoir si elle faisait exprès de traduire par moments “migrants” à la place de “migrateurs” et à qui elle avait répondu par l’affirmative. Que sa réponse lui a plu et l’a intrigué, pas que sa réponse d’ailleurs, a-t-il ajouté, charmant et charmeur, l’invitant à boire un dernier verre dans sa chambre. »
Chaque nouvelle comporte sa propre ligne mélodique. Une musique intime dessine les arabesques et contrepoints qui sillonnent l’aventure amoureuse. La Grande Arche de la Défense offre à Nathalie des rêveries artistiques quotidiennes qui varient selon l’humeur du moment :
« La Grande Arche est un mirage qui se dessine au loin, un tableau de ciel gris sur un ciel tout aussi gris et incertain. »
ou encore :
« …l’Arche n’est pas juste une forme aux proportions parfaites en train d’apparaître devant ses yeux. C’est un rêve. Un rêve tout blanc avec un nuage accroché au milieu. » ( in « Grain de folie »).
Dans la nouvelle « Le jardin de ma femme », la photo de la forêt alimente les perplexités de Claude Krieff face à la découverte de l’existence d’un jardin secret dans la vie de sa femme Suzanne. Morte depuis un an :
« Puis, tiens, il ne l’a jamais vue, celle-là : une forêt, des troncs d’arbres plutôt à perte de vue, avec de la mousse au sol, des aiguilles de pins, le tout baigné d’une belle lumière latérale, laiteuse. »
ou encore, quelques pages plus loin :
« Et cette photo de la forêt, une étrange photo de troncs et de mousse à côté ? Qu’est-ce qu’elle a à voir dans tout ça ? »
Les lectures de Suzanne (lectrice de Virginia Woolf et de Roland Barthes) et les rencontres au jardin de Bagnolet, apporteront-elles des réponses à ce distrait de mari ? Perdu et perplexe est-il, le pauvre veuf devant ce jardin où rivalisent de beauté des choux multicolores. Un jardin qui comblait partiellement le désir de Suzanne d’avoir « une chambre à soi » :
« Elle voulait avoir un endroit à elle, mener sa vie comme elle l’entendait, continuer à écrire ses petits textes sur le jardin justement, une sorte de journal de bord, journal du jardin plutôt, vous voyez ce que je veux dire… ? » confie Théo à un Claude déconcerté.
Première des dix nouvelles de l’ouvrage, « Le jardin de ma femme » est un petit chef-d’œuvre. La nouvelle donne d’emblée une idée du niveau d’exigence que Brina Svit veut conférer à l’ensemble des autres récits. Aucun d’entre eux ne déçoit l’attente du lecteur.
Pour chacune des nouvelles, il y a ces « petits détails » qui sont la signature de leur auteure. Détails qui échappent au premier abord et qui prennent toute leur importance sous le regard attentif de la romancière :
« Pourtant il la regarde attentivement, au cas où quelque chose pourrait lui échapper, un détail, n’importe, un champignon, cette amanite rouge, par exemple, qu’il n’a pas vue la première fois, ou ce lichen gris-vert sur une face des troncs, à la même place d’un arbre à l’autre, comme si une main invisible voulait multiplier l’effet. » ( in « Le jardin de ma femme)
Mais il y a aussi le fameux vélo qui traverse Paris. Celui qu’Alice « a attaché au poteau sur le trottoir » ou, plus loin, « au grillage du parc » ( in « Dans le tunnel ») ; celui que Sol a attaché « à une poubelle devant la porte » d’un « magasin de meubles contemporains » ( in « Table de Noël ) ; et les cheveux qui attirent le regard : les « longs cheveux souples et soyeux » de la caissière du G20, « attachés en queue de cheval » ( in « L’été avec Sonia »). Cette même « queue-de-cheval qui bouge avec elle quand elle tourne la tête ». Observatrice de ces petits riens qui en disent long sur ses personnages, Brina Svit l’est aussi de leurs tics de langage. Ainsi, dans « L’été avec Sonia », assiste-t-on à une prolifération de « ça » qui ponctuent dialogues et monologues intérieurs. Les modalités du discours rendent compte des stéréotypes qui ficellent le couple de Maud et de Paul, tous deux prisonniers du milieu dans lequel ils évoluent et des codes de pensée qui le structurent :
« Et elle est pressée, c’est ça, pressée. Elle veut commencer une nouvelle vie, ajoutait-elle, déjà à la porte, habillée toute en blanc, pantalon, chemise, lunettes de soleil dans les cheveux et un sac de voyage à la main, voix froide et expéditive comme quand elle veut régler une affaire au plus vite. »
Et lui, quelques lignes plus bas :
« Il s’entretenait, c’est ça, il voulait garder un ventre plat et une forme impeccable… »
Et, plus loin :
« Lui, un homme plutôt compliqué, disons-le comme ça, pas trop sûr de lui malgré tous les films qu’il a produits […] il l’a juste regardée faire — et répondre à ses questions, simplement, c’est ça, c’est le mot… »
Les exemples sont multiples — allusions constantes à l’écriture et discrètes à la littérature (Italo Calvino, Susan Sontag, Virginia Woolf, Alice Munro…), clichés de la conversation courante et conventions en matière de goût, tous marqueurs de l’appartenance à une classe sociale — qui font la richesse du travail de patiente broderie à laquelle se plie Brina Svit. Mais toujours, dans chacune des nouvelles, qui les relie modestement mais joyeusement l’une à l’autre, la garde-robe des héroïnes du moment, dessous inclus. Avec une prédilection pour la petite jupe (rouge à pois) qui se porte avec un pull en V et des ballerines plates. Celle qui « danse autour d’elle quand elle se déplace » et « se déploie autour de ses cuisses ». Ou bien la petite robe « bleu ciel à pois, serrée à la taille et manches trois-quarts ». Ou encore cette « robe bleue sans manches en velours de soie, ni trop habillée ni trop simple mais faisant toujours effet… » Autant de variations sur le langage des signes qui émaillent habilement les récits au même titre que tous les menus décalages qui sont la marque de fabrique de Brina Svit. Ce n’est sans doute pas un hasard si Brina Svit remet en avant cette réflexion de Roland Barthes :
« car il faudrait ne plus placer le sens du livre dans sa structure, mais au contraire reconnaître que l’œuvre émeut, vit, germe à travers une espèce de « délabrement » qui ne laisse debout que certains moments, lesquels sont à proprement parler les sommets. » ( in « Le jardin de ma femme ») [Conférence de Barthes au Collège de France : « Longtemps je me suis levé de bonne heure », 19 octobre 1978]
Des sommets que permet d’atteindre l’art de Brina Svit, qui connaît à la perfection les subtilités de « l’esprit de géométrie » et de « l’esprit de finesse ». Une alchimie parfaite, un grand bonheur pour le lecteur que ces Nouvelles définitions de l’amour.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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