« L’avantage du voyage immobile, livré aux fantaisies de la mémoire,
c’est qu’il permet des croisements audacieux, des dérives imprévues,
des divagations et des échappées. »
Diptyque photographique, G.AdC
« UNE VOIX DIT : J’AI DÉRANGÉ DES COURANTS »
« Chemins de mots » ouverts sous le signe du voyage, « exercices sur des lieux », La Boussole aux dires de l’éclair de Jean-Paul Bota tient des carnets de voyage, des tableaux, des notes, datées ou non, et de la variation. Une manière de partita, de « livre d’heures » ou une déclinaison de feuillets avec croquis et couleurs, à dominante de bleu, où se croisent et s’entrelacent les motifs de la mémoire. On rencontre là, au gré des pages, peintres et écrivains, poètes et compositeurs, souvenirs artistiques et littéraires – Joseph Brodsky, Herberto Hélder, Mathieu Bénézet, Thierry Metz, Emmanuel Moses, Philippe Beck… mais aussi, Paul Valéry, Marcel Proust, Robert Desnos, André Breton… et tant d’autres — citations, phrases isolées et poèmes. De quoi alimenter la réflexion qui se nourrit de l’érudition du poète, de ses innombrables compagnonnages, tant dans le domaine du livre que dans celui de l’art (peinture et musique). Avec, pour favoris, Fernando Pessoa et Valery Larbaud, adepte, comme l’écrivain portugais, de la démultiplication des visages et des noms. L’ensemble forme une mosaïque complexe, un « jeu d’énigmes » subtil où s’entrelacent les figures, le tout porté par un phrasé travaillé — avec décalages, disjonctions et écarts — et ponctué — souvent — par un « ahh » qui colore la tonalité du fragment.
Ainsi de ces deux exemples : « je l’apparente à une fugue — dedans ma tête, où un oiseau longe un litre d’anis, Toccata et Fugue en ré mineur, la roue défaite aux vitres des paysages avec son sceau d’étoiles, ahh ▪ »
ou encore :
« Ahh lumière, vent et pêcheurs et progrès, dans la peinture l’apparition du bateau à vapeur »
et par des « ô » noblement lyriques :
« (ô Pessoa et Mily Possoz, Chana Orloff, Chirico, Charchoune et…) »
ou encore :
« ô le miaulement lointain, Chinatown, épices des supérettes, me revenant à l’instant Gilles et Jeanne de M. Tournier et la guerre de Cent ans, ici d’où, le 26 octobre 1440 Gilles de Rais (ou Retz) fut pendu et jeté au bûcher pour crimes relevant du pouvoir religieux : meurtre de plus de 140 enfants, évocation des démons… ».
Multiples sont les lieux visités qui vont de Venise à Londres, de Lisbonne à Nantes puis à Chartres ou en baie de Somme. Dix chapitres au total, dont celui très bref de l’Indre : une page unique, intitulée « Le Blanc ». Le voyage s’achève en Chine avec les armées de terre cuite de Xi’an. Suivent deux autres sections : l’une, « Là-Bas », consacrée à Chaïm Soutine ; l’autre à la disparition définitive de l’enfance. « Désenfance ».
De longueur variable, les fragments se construisent sur la surimpression. Pensées et réflexions s’organisent en écailles, par superpositions ou feuilletages en apparence aléatoires. Cependant, chaque figure, prise dans le mouvement des traversées de la mémoire, en appelle une autre dans un jeu infini d’échos et de correspondances. La mémoire est au centre, qui convoque les images et les noms, rend provisoirement vie aux souvenirs.
C’est sous la triple égide d’Arthur Rimbaud, de Valery Larbaud et de Fernando Pessoa que Jean-Paul Bota inscrit l’ensemble des morceaux ainsi assemblés.
À « l’homme aux semelles de vent », il emprunte cette phrase tirée de la « Vierge Folle » (Une saison en enfer) : « La vraie vie est absente ».
De Fernando Pessoa et des Fragments d’un voyage immobile, il reprend celle-ci : « La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas. »
Ainsi donc Jean-Paul Bota partage-t-il avec les deux poètes l’idée que l’écriture est là pour combler un vide, pour compenser une promesse non tenue par la vie, et que seule la création peut éventuellement rendre accessible.
Quant à Valery Larbaud et, dans son sillage, Jean-Paul Bota, le « désir de voyage » est peut-être chez lui plus grand que le voyage lui-même.
À lire Jean-Paul Bota, il est évident que l’écriture satisfait les attentes du poète qui sans relâche, tout au long des années, avec la même constance et la même voix, accueille sur la page de ses carnets ce que la mémoire lui révèle de lui-même et des autres. Ainsi trouvera-t-on dans les différentes sections qui composent le recueil « des morceaux d’autres villes, d’autres corps, d’autres voyages », comme dans le texte qu’il emprunte à Al Berto (Fernando Pessoa) en ouverture de la section II, « Les corbeaux de Saint Vincent », sous-titrée « Tableaux lisbonnais ». Et ainsi, comme le même Al Berto, le poète et son lecteur pourront-ils continuer « d’imaginer une histoire et de la vivre ». Ils pourront aussi bien choisir de rester immobiles et « rester là à regarder le fleuve, à feindre que le temps et l’Europe n’existent pas. — et probablement Lisbonne non plus. »
L’avantage du voyage immobile, livré aux fantaisies de la mémoire, c’est qu’il permet des croisements audacieux, des dérives imprévues, des divagations et des échappées. L’esprit sinue à sa guise, léger et volatil ; les images fusent puis fusionnent et fuient. Ainsi en est-il des souvenirs liés à Lisbonne et au Portugal. Lisbonne la blanche dont la légende dit qu’elle fut fondée par Ulysse, l’éternel voyageur. La ville aux « sept mamelles » vole d’escaliers en escaliers à l’assaut des collines de l’antique Olissipo pour redescendre ensuite et glisser vers le fleuve, capturant au passage, au cours de pérégrinations labyrinthiques, Michel-Ange et sa Madonna alla Scala, Bruegel l’Ancien et Tobias Verhaecht, — leurs « escaliers-Babel » —, J. Pollock et P. Guggenheim. Et toujours « F.P. », avec « à l’instant en pensée » cette phrase :
« Si je tenais le monde entier dans ma main, je l’échangerais, j’en suis sûr, contre un billet pour la rue des Douradores. »
Les rues de Lisbonne se succèdent et s’enchevêtrent. De même la phrase de Jean-Paul Bota, qui sinue|s’insinue entre façades et silhouettes entrevues au passage, au passage effleurant événements et souvenirs :
« Cais das colunas donc, ici même d’où, robe noire, pieds nus sur les clichés, traverse Cristina Branco ô accoté aux galeries du Terreiro do Paço, ses façades ocres que jaunit encore le soleil, ô son des vagues qu’atteignirent jadis d’aucuns réfugiés là et 1755, vacillant la terre et les veilleuses aux églises, l’incendie, prospectivement été 88, celui du Chiado, ahh penser D. José encore verdie sa statue-cheval au centre de la place et Pessoa le Martinho da Arcada où il venait, ses habitudes comme à la Brasileira… — photo d’avec Costa Brochado… rua dos Fanqueiros, Baixa et celle dos Douradores… »
Entretemps le poète a pris soin de rendre hommage à saint Christophe de Lycie, emblème de Vilnius. « Ô saint Patron des voyageurs ». Occasion pour le poète d’élargir le champ Olissipien et d’inclure dans le voyage Soutine, la reine Berthe et Satie. S’il n’y prend garde, le lecteur se perd un peu, mais cette errance un peu folle n’est-elle pas garante du plaisir suscité par les arabesques d’une écriture labyrinthique ? Ainsi en est-il pour moi et je jubile de passer ainsi de l’une à l’autre figure à la faveur d’escaliers qui conduisent de l’Escadinhas São Cristovão aux escaliers de la Butte Montmartre, et du Haut Moulin de Van Gogh à L’Escalier de la reine Berthe en passant par la Porte Guillaume, à Chartres.
À Chartres, dans la cinquième section, « quelque chose meurt encore ». Jean-Paul Bota va à la rencontre d’un passé défunt, une part de son passé, semble-t-il. « Le passé à l’épaule et le triplex vendu, un souvenir, les yeux fermés… » avec ce quelque chose comme une souffrance profonde : « Cela qui ne reviendra pas tu dis et ce mal dans toi doucement appesanti… ». Écrire, alors.
« Oui écrire encore autour d’elles rivière et cathédrale oui Rodin Soutine, Zarfin, Corot, Utrillo et puis Gleizes leur géant debout et la pierre rembourrée de lumière ô nuit, ce qui tournoie encore que j’assemble à elle tempête endurant comme règle vois, il nous semblait nous perdre parfois… il y a ce signe que m’envoient des nuages. »
Écrire pour donner cette si belle page datée de mars-avril [20]13. Et d’autres encore, du même souffle, qui ne laissent pas de surprendre et d’émouvoir. Toujours, chez Jean-Paul Bota, la mémoire poursuit son travail incessant de forage, ramenant sur la page et la Beauce et Claudel et l’Eure qui charrie dans ses eaux des « fragments d’hier ». Et à partir d’un « abreuvoir pour les chevaux », l’occasion lui est donnée de décliner au hasard des circonvolutions de la pensée tout un univers métaphorique centré sur le songe de « l’ hippos, cheval du fleuve ». De là, rejoindre l’ Adagio pour cordes de Samuel Barber et les Mares and Foals in a River Landscape de Stubbs puis filer sur le Cheval Blanc de Gauguin et de tant d’autres… jusqu’à la Dame à la licorne, à l’« armée de Qin Shi Huang »… Tous font lever dans l’esprit du poète « équidés Centaures, Cheval de Troie ou Hyracotherium/ Eohippus… » en une sorte de flot effervescent qui draine les héros de jadis « Bucéphale, Incitatus, Babieca, Mazzeppa… » et s’achève « vers l’aire des rollers et des skates », du côté du « jardin d’horticulture odeur des lilas et le soleil enduisant tout… ».
Et toujours pour écrire, la rambarde qui sert d’appui à « Il » qui dit « Je » avec parcimonie :
« J’écris dessus une rambarde rouillée ». « London bridge comme j’écris dessus la rambarde du pont… ». Rambardes identiques peut-être à celle de Nantes, « passerelle ridule » sur l’Erdre qui conduit de Julien Gracq — La Forme d’une ville —, au parc de Procé de la Nadja d’André Breton ; de Valery Larbaud à Crébillon ; des Livres d’Heures d’Anne de Bretagne au « jeu d’énigmes d’André Pieyre de Mandiargues »… Les passerelles sont innombrables chez Jean-Paul Bota, qui conduisent des gerbes de rouges de Turner à « l’œil absolu » de Paul-Louis Rossi, de la poésie à la peinture et de la peinture à la musique. Elles offrent à la mémoire le pouvoir de remonter le temps, creusant des phrases qui « s’entortillent aux paline »*. « Je veux remonter à la source », a écrit André Frénaud. De même Jean-Paul Bota.
« Une voix rameute l’hier, distance d’il, avec des fleurs… Elle parle près d’un tourne-disque, des livres, une bouteille d’eau. Une voix dit : j’ai dérangé des courants… ».
On l’aura compris, j’ai beaucoup aimé ce livre. J’en conseille la lecture à tous les curieux, ouverts à la diversité inépuisable du voyage.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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* « Paline » : du grec pálin, en arrière. Cf. palindrome.
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