« SI BIEN QU’AU MILIEU DE LA NUIT, LE JOUR »
Condensé d’espace et de temps. Tel est le fil vertigineux sur lequel repose le titre énigmatique choisi par Christophe Manon pour son dernier recueil : Au nord du futur. Un titre qui convoque chacun à l’épreuve du seuil. Dans une sorte d’instabilité binaire qui force au questionnement.
Quelle direction prendre et pour quel avenir ?
Le titre du recueil n’est cependant pas sans écho. Paradoxalement, il oblige à remonter le fleuve du temps et à chercher du côté du passé. Le premier de ces échos renvoie en effet à un poème de Paul Celan, « Dans les fleuves » ( in den Flüssen, manuscrit de 1963).
« DANS LES FLEUVES au nord du futur,
je lance le filet
qu’hésitant(e) tu alourdis
d’ombres écrites
par des pierres. »
Le second renvoie un peu plus loin encore, à L’Antéchrist de Nietzsche, pour qui le Nord des Hyperboréens, royaume des premières mythologies, est aussi celui des Ombres et des morts. Ces deux référents tracent un axe chronologique que la poésie de Christophe Manon va bousculer en brouillant les pistes de l’histoire et de l’écriture.
« ÉTRANGERS DANS LA LANGUE écartelés
entre deux siècles les pieds au nord du futur nous savons
le goût du désastre où quelque chose de stellaire a disparu »,
écrit Christophe Manon dans l’un des poèmes du chapitre premier de son recueil. Au cœur même des disparitions, l’ombre diffuse, et il suffit parfois de tendre le bras pour « saisir l’ombre tapie dans l’ombre ». Ou pour contempler
« dans l’ombre les disparus dans les défaites plurielles
les parias
dont les plaies nous répugnent ».
Et peut-être, dans cet éblouissement de l’espace et du temps,
« ressentir un tourment
semblable à de la joie. »
Il y a toujours chez Christophe Manon cette lucidité grinçante qui bouleverse et qui émeut au plus profond.
Trois chapitres composent l’ouvrage présent. Le premier, constitué de poèmes, porte un titre éponyme de celui du recueil. « Au nord du futur ». Le second chapitre, « Au milieu de la nuit, le jour », composé de neuf chapitres, est une suite de fragments en prose où viennent parfois se glisser de petits poèmes en lien étroit avec ce qui précède et ce qui suit. Le troisième chapitre, intitulé « Cela », est une suite étrange de poèmes éclatés dont les segments sont repris en grisé, échos assourdis de phrases superposées. Cette composition évoque les cinq vers du poète américain Robert Creeley, vers mis en exergue de cette ultime section.
« des mots aussi
clairs, habiles
que la cendre séparera,
comme la poussière,
tombée de nulle part. »
(la traduction en français ci-dessus est de Sabine Huynh pour TdF. Cf. Words)
Et les poèmes de « Cela », pris dans la tonalité englobante d’un pronom indéfini neutre, condamnés à disparaître dans la lenteur. À s’effacer comme des traces sur le sable ; comme des ombres qui s’éteignent dans le lointain. Et comme nous-mêmes.
« ce que nous recevons
n’est qu’un écho étouffé
de la rumeur aléatoire du vivant
dont l’énigmatique inflexion
semble préluder
à notre effacement ».
En dépit de leur différence formelle, ces trois chapitres explorent la même thématique. La même idée obsédante. Quelque chose existait par le passé, qui guidait et donnait sens à la vie et aux actions qu’elle drainait. Quelque chose en quoi chacun croyait ; dont chacun croyait que ça allait durer longtemps ainsi. Une sorte de confiance aveugle enveloppait les hommes et le monde. Les tenait « hors / de toute crainte ignorant / quand cela commença ».
Quand cela commença-t-il ? Quand « le renversement d’horizon » se produisit-il ? C’est là la question implicite qui court d’une section à l’autre du recueil. Et de ce passé qui fut, il ne reste que des « ombres » et le souvenir d’un « éblouissement » que les mots peinent à restituer.
Les poèmes du premier chapitre — « Au nord du futur » — sont denses. Ils sont construits sur un phrasé ample, qui emporte, même s’il est heurté par des rejets inattendus. Ils concernent un collectif de personnes impliquées dans les mêmes actes auxquels participe le narrateur. Ce qu’indique l’emploi exclusif du pronom personnel « nous ».
« NOUS ÉCRIVIONS sur des murs
de prisons parlions à travers les canalisations à d’autres
comme nous incarcérés… »
Drainés par des imparfaits duratifs ou par des passés composés, ces poèmes sont portés par un souffle puissant qui submerge. Ils évoquent une vie construite sur l’imaginaire, capable d’inventer des « fictions pour travestir le réel ». Tous étaient alors impliqués dans le cœur de l’histoire, prenant au sérieux les convictions qui les portaient au cœur des luttes du moment. Tous étaient confrontés au heurt violent entre réel et idéal ; confrontés à l’absurde surdité du monde contre lequel venaient battre les voix. Les poèmes, clos sur la violence, interrogent les énigmes du passé, tentent d’en percer les fonctionnements (ou dysfonctionnements), dénoncent la « cécité » et la « désorientation de l’époque ». Le « nous » est le pronom personnel exclusif des verbes de sorte que les actions décrites englobent et concernent un collectif dans lequel s’inclut le narrateur. De sorte aussi que le lecteur se sent à son tour happé dans ce tourbillon qui déchire et qui malmène.
L’idée qui se profile au fur et à mesure que les poèmes ouvrent en nous leur sillon, c’est qu’ils sont à la fois anticipation — sur un avenir proche qui n’a pas encore tout à fait pris sa forme définitive — et regard en arrière. Mélange de prolepse et d’analepse. Comme si le poète, propulsé dans un futur plus tout à fait hypothétique, se retournait soudain pour voir et pour décrire ce à quoi il a assisté et ce qu’il a vécu. Si bien que les événements auxquels il est fait allusion et que l’on croyait appartenir à un passé lointain de l’histoire se trouvent soudain appartenir à un passé tout proche qui nous met en prise avec notre présent actuel. Avec l’horreur qui le secoue en permanence et avec la peur qui étreint chacun de nous. Il y a jusqu’à notre langage qui s’en trouve désarçonné.
« bégayer bégayer sans cesse pour parler
de notre temps la langue quelque part avait rompu
la digue il ne restait que quelques consonnes des sédiments
narratifs limons essaims de formes surfaces
effacées et nous inéluctables inouïs cherchant dans la trame des
siècles un avenir
possible noyés engloutis dans l’idiome emportés par la houle
échouant sur la rive d’une
césure peut-être à bout de
souffle se taire pour sortir du silence se taire endurer
la désorientation de l’époque
dire cela dire
la cécité toujours pareille articuler en un balbutiement quels noms
quels mots quels morts et nommer quel
désastre un naufrage une farce
peut-être. »
Je n’ai pu résister à donner ici la presque totalité de ce poème afin que le lecteur puisse appréhender ce souffle en même temps que ce qui caractérise l’écriture de Christophe Manon dans l’ensemble de ce chapitre.
La première section du recueil se clôt sur un poème-bilan qui énonce à travers un balancement binaire une succession de rêves et leur transformation en échec ou en cauchemar, et s’achève sur des actions au présent dont les ramifications poursuivent leur travail de sape sans pour autant bousculer nos émotions. Il y a dans l’énoncé de ces événements cycliques qui défient les temps – passé-présent-et à venir — quelque chose de terrifiant qui touche à nos tragédies, tragédies dont nous n’avons que partiellement conscience, persuadés que nous sommes que rien de ce qui arrive ne nous concerne de près. Et pourtant, les vérités révoltées de Manon sont là pour nous mettre en garde, pour nous extirper de nos somnolences et de nos infimes satisfactions provisoires, et les poèmes ont une force, une énergie et une beauté qui ne peuvent qu’atteindre ceux ou celles dont la sensibilité reste vive.
« NOUS AVONS RÊVÉ de nous saisir
de notre destin et ce rêve s’est achevé
contre le mur d’un cimetière nous avons rêvé
d’une étoile rouge à l’Est qui s’est transformée
en mur et s’est effondrée nous avons rêvé
de châteaux en Espagne et ce fut une fosse
commune où furent balancés des corps par milliers nous avons rêvé
d’une longue marche et cette marche s’est échouée sur un barrage
hydraulique maintenant
nous avons appris à estimer nos semblables et nous édifions
des demeures de sang et d’os et immortels
de tant de morts nous projetons
de la joie au-devant
de nous-mêmes. »
La partie médiane du recueil — « Au milieu de la nuit, le jour » — est une suite ininterrompue et hallucinée, mais toujours parfaitement maîtrisée, de réflexions personnelles qui mêlent souvenirs pensées déclarations amoureuses confessions aveux visions du monde interrogations sur l’existence. Les un(e)s enchaîné(e)s aux autres par des maillons qui sautent de paragraphe en paragraphe et se poursuivent ensuite au chapitre suivant. Ainsi du passage du chapitre 2 au chapitre 3 :
« Y vois-tu quelque chose (2)
à redire ou bien est-ce le murmure de la terre ondulant
sous l’averse ?… »(3)
Christophe Manon emprunte à la poésie le procédé métrique du rejet ou de l’enjambement qu’il adapte à la prose. Une forme d’écriture décalée qui est la grande particularité d’ Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015). Une fois passés la surprise et sans doute l’inconfort de lecture, se laisser porter par ces sauts de vagues est exaltant et accepter d’être ballotté d’une pensée à l’autre est pure jouissance. Car c’est là, à mon sens, que réside le plus grand plaisir de la lecture de Manon, celui qui m’avait déjà tenue en haleine dans Extrêmes et lumineux et que je retrouve intact dans ce nouveau recueil.
La première personne reprend ici ses droits pour explorer les méandres de la mémoire en même temps que les « arcanes des paroles que l’on ne prononce pas ». Et le « tu » auquel le narrateur s’adresse n’est peut-être que son double. Pourtant une phrase comme celle ci-dessous laisse entrevoir la présence d’un autre :
« Nos étreintes sont aussi des doutes que nous partageons. »
Ou encore cet extrait :
« C’est là
qu’est la beauté de la situation : dans cette vulnérabilité et dans l’impermanence des baisers que nous échangeons avec l’espoir
de pouvoir
recommencer demain. »
Et cet ensemble de fragments qui occupe une trentaine de pages pourrait bien se définir ainsi :
« quelques dérives narratives qui s’élèvent en volutes pour produire de la lumière en ôtant la noirceur. »
En écho à la phrase de conclusion du deuxième chapitre, où peut se déceler comme une lueur d’espoir :
« Si bien qu’au milieu de la nuit, le jour. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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