Matteo Bertomoro, Portrait d’Andrea Zanzotto
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« LE MÉTRONOME » D’ANDREA ZANZOTTO
Le tout nouveau recueil que les éditions Maurice Nadeau consacrent ce mois-ci à Andrea Zanzotto ( Vocatif, suivi de Surimpressions) s’attache à reprendre deux volumes importants de la création poétique du poète vénète. De Vocatif (recueil publié en 1957, mais resté inédit en français) à Surimpressions (avant-dernier recueil poétique d’Andrea Zanzotto), c’est un grand saut (de A à Z) dans la traversée poétique d’une vie que nous sommes invités à accomplir. En effet, si les trois sections de l’ensemble des poèmes de Vocatif — « Comme une bucolique » / « Première personne » / « Appendice » — renvoient à des poèmes écrits entre 1949 et 1956, voire en 1957, les sections de Surimpressions — « Vers les paluds » / « Chansonnettes hirsutes » / « Les aventures métaphoriques du fief » — renvoient, elles, aux quasi ultimes créations du poète et à l’année 2001. Pourtant un zeugma aux enjambements multiples relie ces deux pôles extrêmes et les liens sont multiples qui traversent et unissent entre eux les différents recueils du poète. Depuis Vocatif ( Vocativo, 1957) à Surimpressions ( Sovrimpressioni, 2001) en passant par La Beauté ( La Beltà, 1968), La Veillée ( Filò, 1976), Idiome ( Idioma, 1986), Météo ( Meteo, 1996)… un même esprit habite ce qu’Andrea Zanzotto hésitait à considérer comme une « œuvre » et qui n’en demeure pas moins une œuvre unique et essentielle dans le panorama de la poésie italienne du XXe siècle. Une poésie définie par Stefano Colangelo, professeur de philologie à l’université de Bologne, comme une « poésie de l’irréparable ».
La figure fondatrice et fondamentale du paysage est le point d’ancrage existentiel de la poésie de Zanzotto. L’œuvre de Zanzotto s’inscrit tout entière dans ce qui constitue son univers à la fois réel et intérieur, naturel et mental : le paysage de Vénétie, avec ses paluds menacés de disparition, ses miroirs d’eau à la dérive, ses grands espaces médiévaux absorbés par l’asphyxie. Tout « l’arrière-pays » mental du poète — cette « écologie de l’esprit » qui le caractérise — prend racine dans cette « dévastation » que Zanzotto ne cesse de dénoncer de recueil en recueil. Cet « arrière-pays » d’horizons gangrenés vient se superposer aux collines aimées de Pieve di Soligo, dessinant un domino d’images bousculées par une syntaxe particulière qui fond dans une même cornue d’alchimiste toutes les formes du langage. Incluant dans un même recueil néologismes, termes enfantins et comptines, langages dialectaux (le « petèl ») et scientifiques, inventions et « forgeries » multiples qui privilégient les procédés par agglutination, affinités phoniques et onomatopées, Zanzotto, mêlant l’ancien et le nouveau, associe à la modernité (destructrice) les poètes inventeurs de la grande tradition italienne. De Virgile à Leopardi, en passant par Dante, Pétrarque et Foscolo. Et dans un autre espace littéraire, le maître : Hölderlin. Hölderlin que Zanzotto invoque ainsi dans ce vers de La Beauté :
« Hölderlin, aide-moi à écrire une ligne tremblante »
« La Beltà ». L’exigence de Beauté ne parviendra pas à sauver du naufrage un monde à la dérive. Reste la poésie soumise souvent à une ironie tragique, aiguisée par un regard autocritique douloureux mais sans concession.
Quant au recueil Surimpressions, recueil défini par le poète comme un ensemble de « travaux à la dérive », Andrea Zanzotto précise que celui-ci « doit être lu en relation avec le retour de souvenirs et traces scripturales et, dans le même temps, de sentiments d’étouffement, de menace et peut-être d’envahissements dignes du tatouage. »
Souvenirs ? Le poème intitulé « Diplopies, Surimpressions » (1945-1995) évoque bien ce « phénomène de perception simultanée de deux images » d’un même objet. Ici deux espaces spatio-temporels se superposent. Les martyrs du 30 avril 1945 sont associés à un paysage et à l’intérieur du paysage, par effet d’observation et de miniaturisation, aux « très légères cloches-aigrettes » qui s’égrènent sous le vent.
« Duvets de lumière blanche à peine
répandus dans les lointains des prés,
Martyrs, humbles éléments
frères sacrés dans les invasions des vents
c’est le 30 avril aujourd’hui, votre jour
d’années désormais si hautes et lointaines
qu’elles ne sont plus perçues
par l’effort des yeux
semiensevelis
[…]
Martyrs, partout je vous lis dans le tremblotement
des cloches et des aigrettes perpétuellement
attachées à disparaître naître redire
redire de prairie en prairie
au ras de l’oubli… »
Pareille évocation existe déjà dans Météo. Ainsi le poème intitulé « Duvets » semble-t-il annoncer celui [ supra] de Surimpressions :
« Pré de cloches, d’aigrettes, là-bas égaré
Toujours plus profonde avancée
des conceptions de l’infini
Duvets de lamentations subtiles lointaines,
vibratiles traquenards où la lumière tomba
souffles, touchers sur d’immenses surfaces arrêtés »
Avec, dans le recueil Surimpressions, une mise en relief d’une dimension historique en lieu et place d’une dimension essentiellement climatique.
Ainsi se répondent en écho des thèmes et des lieux. Des figures déjà citées dans d’autres recueils affleurent à nouveau puis réémergent de manière inattendue, tissant entre les œuvres de différentes époques un tissu réticulaire aux mailles serrées, fait de reprises, de transitions, d’hybridations. Ainsi les « Relectures de Topinambours » (in Surimpressions) renvoient-elles aux « Topinambours » de Météo. Et les « Lieux Ultimes du “Galaté au Bois” » (in Surimpressions) renvoient-ils au Galateo in Bosco, recueil de vers composé entre 1975 et 1978. Et toujours, au premier plan du tableau, la composante essentielle du paysage. Un personnage à lui tout seul, qui agit et pense en lieu et place du sujet, disparu par effacement. Pour dialoguer avec « ces lieux froids, vierges qui/éloignent/la main de l’homme », Zanzotto met en scène « un homme triste », un vieil homme anéanti, absent à lui-même comme le sont aussi ces
« dominos de mystères
tombant l’un après l’autre en eux-mêmes
attirés dans le touffu du finir
sans fin, sans fin des aventures. »
Paysage et personnage, seuls protagonistes des poèmes de Surimpressions, sont emportés dans le même mouvement. Et s’ils peuvent se rencontrer, c’est dans leur absence partagée. Car aucun autre humain vivant ne se montre sur les devants de la scène et nul autre que « l’homme triste » ne prend la parole. Ainsi dans « Ligonàs », celui-ci s’adresse-t-il directement au paysage. Pourtant, si le mot réapparaît dans le second poème, il apparaît entre crochets et biffé : [ paysage]. Avalé par les constructions sauvages, détruit par les cultures intensives qui ont anéanti les cultures traditionnelles, le paysage n’existe plus. Seul persiste encore, dans un repli de la mémoire, ce qui jadis fut :
« Cette intime splendeur
d’“il était une fois” et qui
depuis des années escarpées reste séparée de moi… »
À nouveau dans Surimpressions, mais dans la section intitulée « Les aventures métaphorique du fief », le poète dénonce les effets de la « démence » sur le paysage. Une démence généralisée, totale, individuelle et collective à la fois, résultat de la folie humaine. Une sorte de maladie d’Alzheimer a frappé le monde. En témoigne le poème intitulé « Méduse/par un froid juillet » :
« Très chère d’un même âge,
déjà brillante belté,
il y a peu encore
tu étais une vieille limpide.
puis l’alzaillemer est venu
pour te transformer en émail… »
Ainsi, le cosmos, l’univers tout entier, la nature sont-ils désormais soumis à d’autres logiques, à d’autres raisons, à d’autres lois que celles qui régissaient jadis avec harmonie, non seulement le monde mais également le « Fief ». Jadis l’univers était « Un ». Les dieux qui peuplaient la nature de leurs histoires, en assuraient l’équilibre. La religion de la nature offrait à l’homme « une paisible liturgie », sensible dans les vers de Zanzotto. Aujourd’hui, les voix se sont tues. Restent le vide et son contraire, la surabondance — cette « prolifération métastasique » — ainsi qu’un silence voué à la cacophonie.
Et le vieil homme triste d’invoquer la voix pour la supplier de se faire discrète :
« N’exhale plus du silence par saccades
par soubresauts, enflammé
enflammé mal volontiers dans le sublime
parfois nauséosemblable en coulées de rimes
disparaissant, voix, n’exhale plus n’intime plus
ne te déplace plus dans une existence interdite
ne m’interdis pas d’être — »
Pourtant, dans le poème « Ligonàs II », le « vieil homme » confie au paysage toute la reconnaissance qu’il éprouve envers lui, malgré les dissonances et les fractures :
« tu continues à me donner une famille
grâce à tes familles de couleurs
et d’ombres quiètes mais
néanmoins mues-par-la-quiétude,
tu donnes, distribues avec douceur
et avec une distraction ardente le bien
de l’identité, du “moi”, qui pérenne-
ment revient ensuite, tissant
d’infinies autoconciliations : depuis toi, pour toi, en toi. »
Qui dit invocation dit aussi évocation, provocation et vocatif. Tout cela est inclus dans un même vocable. Vocatif. Tel est le titre qu’Andrea Zanzotto a choisi pour rassembler dans un même recueil les poèmes lyriques écrits entre 1951 et 1957. Ce titre est repris en écho dans le poème intitulé « Cas Vocatif » ( in « Comme une Bucolique », première section du recueil). Le poète y interpelle ses pensées, avec une interjection noble immédiatement contrebalancée par une série de notations négatives, lourdes de sens :
« Ô mes amusements cruellement interrompus,
pensées où je me crois et vois,
goulu vocatif,
halètement décérébré. »
Goulu, le vocatif ? Oui. Il l’est en effet. Ce cas (en latin) se nourrit de toutes sortes d’images qui façonnent l’esprit du poète. Le fleuve et l’eau, les paysages bucoliques de Pieve di Soligo, la colline du Montello, les bois, les arbres, le monde, l’été, les foins de juillet… Les camarades défunts, la mère-enfant, absente présente dans une ode élégiaque où le poète l’évoque avec tendresse, lui parle, l’interroge, s’interroge. Une très belle ode :
« toujours il revient
ton fils, ô mère, par des routes
courbes, par d’infinis enveloppements… »
ou encore :
« la route s’engazonne et les larmes
se pressent dans mon regard. Ô maman. »
Et toujours revient dans les évocations/invocations, « le vert squameux du monde » — dans ses multiples variations — lequel accompagne le poète qui s’abîme dans son désarroi :
« je m’enterre en vertes physiques lenteurs. »
À des étudiants de Parme qui demandaient un jour (en 1980) à Andrea Zanzotto pourquoi la poésie contemporaine est souvent difficile à comprendre, le poète vénitien répondit par une métaphore :
« Il existe une compréhension qui se fait de manière immédiate, celle que l’on peut avoir à la lecture d’un journal et, pour un article de journal, c’est indispensable. Il n’en est pas ainsi pour la poésie, parce qu’elle se transmet par des impulsions souterraines, phoniques, rythmiques… Pensez au fil de l’ampoule électrique qui nous envoie la lumière, le message lumineux, grâce justement à la résistance du support. Si je dois transmettre du courant à longue distance, j’utilise des fils électriques très épais, et le courant passe et arrive à destination sans déperdition. En revanche, si j’utilise des fils électriques d’un tout petit diamètre, le courant a du mal à passer, il force et génère un phénomène nouveau, la lumière ou la couleur. C’est ce qui se produit dans la communication poétique, dans laquelle c’est la langue qui constitue le support. Le fait de densifier de manière excessive les signifiés, les motifs, de surcharger les informations, tout cela peut provoquer un « court-circuit », une obscurité, non par défaut mais par excès. » (Traduction inédite AP)
Pour le poète Eugenio Montale, la « poésie très cultivée » de Zanzotto est celle d’un « poète percussif mais non bruyant : son métronome est peut-être le battement du cœur. » À l’instar du poète russe Vélimir Khlebnikov (que Montale regrette de ne pouvoir lire dans sa langue), Andrea Zanzotto « creuse dans le langage comme une taupe. » Tout pareillement à Philippe Di Meo, traducteur en langue française quasi exclusif du poète Zanzotto, qui offre ici, dans ce nouveau volume des œuvres du grand poète vénitien, une traduction fouillée. Exemplaire. Admirable en tous points.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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