« LES GRANDES ÉOLIENNES »
« Agrandir les fenêtres », agrandir l’espace. Agrandir. À l’étroit dans son enfance et dans ses souvenirs, à l’étroit dans la mort du père qui le ramène dans la langue étrangère de sa Bretagne originelle, à l’étroit entre les murs grisaille de la routine, Joël Bastard ne se sent vraiment bien qu’en compagnie de son stylo de ses carnets et des mots. C’est sur les pages de ses carnets qu’il déambule, entre des phrases incertaines, des paysages insaisissables, avec pour tout ancrage le décor tanguant et déteint d’un bar de village breton. Et une cuisine. Qui s’agrandit d’autres cuisines. Le temps d’écrire et de composer avec la nature morte un peu particulière d’ Une cuisine en Bretagne. C’est donc là, au cœur de paysages blêmes de « biefs obscurs » et sans relief autre que celui de la difficulté à faire vivre une famille, au milieu de landes désertes habitées par les chicots des chalutiers, que prend souffle l’écriture de Joël Bastard. Une écriture qui draine par fragments la prose poétique de ce dernier recueil.
Prose poétique et non poésie car, écrit Joël Bastard : « Il n’est pas question que la poésie frappe à ma porte, ni qu’elle m’inonde de lumière. Il n’est pas question que la poésie me réveille à l’aube ou me berce le soir. Avec elle, il n’est pas question. » Position paradoxale et inhabituelle sans doute qui ne peut s’expliquer que parce que Joël Bastard met la poésie très haut et se refuse à obéir à une forme d’imposture qui ferait de sa cuisine bretonne un lieu rêvé propice à l’embellissement et à l’exaltation. Sans doute aussi parce que la poésie, celle dont il rêve depuis toujours, demeure inaccessible. « La poésie est toujours devant », écrit-il, stylo en main. Sans doute encore parce que, pour Joël Bastard, la poésie est dans l’ordinaire des choses ou des hommes croisés au café du village. Nul besoin de fioritures. Nul besoin de convoquer des « canopées bruyantes d’oiseaux inconnus ». Seul compte le « tapis sans intérêt » sur lequel il pose les yeux. Et de confier quelques lignes plus bas : « Ce tapis m’adoucit, ne traversant que le silence. » Seuls comptent les hommes, les femmes et les chiens qu’il croise dans la rue et au comptoir. Ils sont pour lui un sujet d’étonnement discret, et le regard qu’il pose sur chacun est tendre et bienveillant, même si la misère se lit dans les gestes insipides et dans l’obscénité qui ronge le théâtre ordinaire du bistrot. Et puis, au milieu de ce grand vide, il y a la tourmente de Gaza : « trop d’innocents, véritablement innocents dans la bande de Gaza. La bande, comme si ce n’était pas un pays où grandissent des enfants... » Ailleurs, dans un autre fragment, le poète écrit : « Une seule détonation dans la chair humaine et la moindre fourmi a des allures de soldat dans un dessin d’enfant. »
Le poète vagabond éprouve le besoin permanent de rassembler le peu qui affleure d’une vie faite de disparitions d’écueils de mésententes de malentendus et de presque misère. Le père est mort. Un père breton issu de ces terres gastes qui mènent la vie dure à leurs habitants. Avec la mort du père reviennent d’autres morts, celle de la mère notamment : « Aujourd’hui, c’est l’anniversaire du dernier souffle de ma mère ». Et, en filigrane, celle de l’auteur lui-même : « J’ai l’âge de la disparition de mon père et je marche vers le lieu de sa naissance. » Remontent aussi « les oripeaux d’enfance » et, avec eux, le souvenir des deux grands-mères, si différentes l’une de l’autre, la bretonne et la corse. À chacune son monde ses us ses façons d’accueillir l’enfant. « Avec ces deux manières d’être grand-mère, toutes les grands-mères de l’humanité ». Il y a aussi « l’oncle bienveillant » qui offre un stylo plume Waterman à l’enfant désireux d’écrire. À quoi donc cela tient-il, l’écriture ?
Tout cela est bel et bien mort et il en reste si peu de choses. Seuls les carnets, alors, pour conjurer le vide qui partout encercle et gagne. Croquer ici et là les portraits de ceux et celles que l’on rencontre, noter les « pensées aléatoires » terrifiantes qui embrument le cerveau ; consigner les citations rencontrées au cours des lectures. Les mots, toujours les mots. Ceux des autres et les siens propres. Et, au-delà, renouer avec « l’origine du silence avant les mots ». Mais en attendant de retrouver cette origine, il faut accepter les mots, les écouter les aligner à la queue leu leu, tels qu’ils se présentent, ou les agencer les uns aux autres. Parfois en une phrase unique qui rappelle l’aphorisme, parfois en paragraphes construits sur ces répétitions qui encadrent le paragraphe et l’enclosent dans un tout :
« Pas d’arbres pour calmer mon inquiétude »
« J’ai si peu de choses à donner »
« Les yeux dans le pourrissement des épluchures »
« Tant de villages et de villes se disputent en moi la durée d’une fenêtre ou d’un lit... »
Répéter. Cela fait partie du travail de Joël Bastard. « J’écoute ma voix qui répète ce que je viens d’écrire. Celui qui écoute s’étonne de celui qui vient d’écrire et s’attendrit d’une certaine solitude. Il demande à l’autre de ne pas le laisser seul. Continuons donc à écrire. »
Écrire est nécessité vitale. Pour combattre la solitude pour combattre l’attente. « J’attends. Je ne sais trop quoi. Pétri d’absence, j’attends. Un mot pour me délivrer de ce sens interdit. »
Si méthode il y a, prendre des notes en constitue le socle. Mais cela demande aussi d’assumer les contradictions d’une semblable activité. Le met en évidence cet aveu :
« Il y a quelque chose de réjouissant à prendre des notes. De terrifiant aussi de ne pas savoir où nous porteront ces notes. Pourtant nous savons bien que le monde se construit ainsi, au regard des pages précédentes. »
Écrire alors et creuser. Revient sous la plume la métaphore de l’arbre. Qui plonge ses racines dans l’enfance. « J’avais planté un arbre comme celui-ci, il y a bien longtemps en Provence. Mal planté il n’a pas vécu. Il faut creuser profond en terre pour qu’une phrase s’élève, tienne debout et dure le temps de son paysage. »
Les phrases sont là, certaines très belles, qui confirment le poète dans son travail.
Écrire Une cuisine en Bretagne.
Il faut attendre la fin d’un préambule (trente pages exactement), où se disent déjà tant de choses de ce qui compose le recueil, pour entrer dans la cuisine. Pour s’y installer. Aux côtés de Joël Bastard. C’est là, dans cette pièce, que se nouent, à mon sens, les plus belles pages de l’ouvrage, les plus fortes les plus denses. C’est là que l’écriture prend son envol. Envol ? Souffle plutôt. Ou Vagues. C’est là, « à la proue d’un navire figé dans le noir », qu’elle puise son énergie créatrice. Le poète choisit le navire. Et la proue. Il choisit aussi sa position – « assis de côté » (plusieurs fois répété). Le poète ? Celui qui écrit joue sur les pronoms personnels pour changer de perspective changer de point de vue ; pour faire jouer la distanciation. Pour « regarder au-delà de soi ». « J’écris, comme de loin… » ; « il écrit de côté… » ; « L’homme aux seins nus écrit de côté… ».
La cuisine est le lit-clos de l’écriture. Clos sur la nuit clos sur le monde. Un ventre donc, puisque c’est un navire. Un antre qui protège. Avec vue sur cour malgré tout. Vue sur les toits, vue sur un jardin, eucalyptus et corneilles. Tout cela se saisit d’un seul coup d’œil, de l’autre côté de « la fenêtre fermée ». Le lecteur tourne la tête ; pour voir le jardin. Puis revient s’asseoir aux côtés de celui qui écrit. Il est cet ami silencieux qui suit des yeux les mouvements de la plume sur le papier. S’imprègne de son allant et de ses crissements. « Le bruit du stylo plume », semblable au « froissement unique d’une existence. »
À l’intérieur donc, il y a la cuisine, il y a la table. Et, d’un fragment à l’autre, tout un travail sur la variation, répétitions et variantes. Tout un canevas de croquis, d’esquisses, conformes à l’esprit du carnet. Carnet de notes/carnet de croquis. « Sur la table de la cuisine encombrée de vaisselle et de papiers froissés ». Premier fragment. « Sur une table encombrée de farine, de verres vides, de moutarde et de pommes de terre […] Des feuilles griffonnées s’étalent sur sa droite… ». Second fragment. « Sur une table encombrée de papiers et de tasses, d’une poivrière, d’une pomme … ». Troisième fragment. D’autres variations se glissent à l’intérieur de chacune des natures mortes, qui jouent sur le passage du concret à l’abstrait.
« J’aime voir l’encrier lourd de tous les possibles et que je sollicite avec humilité. Du moins j’essaie. »
« Vers la fenêtre qui donne sur les toits d’autres feuilles griffonnées de présences fugitives. »
« ce sera la première fois de sa vie qu’il utilisera la beauté indécise d’un point-virgule avec le désir d’un titre de livre aussi long que son contenu… »
Le tressage se poursuit avec l’ensemble des motifs choisis par l’écrivain : fenêtre, eucalyptus, corneilles. L’écriture, elle, pousse : toujours devant. À la manière d’un Jack Kerouac tapant à la machine Sur la route… Et « sans regarder en arrière les feuilles qui s’accumulent sur la table de la cuisine ». D’autres métaphores viennent compléter les précédentes, qui tissent leurs liens avec forêts et oiseaux, page blanche et nid. Pour donner ce fragment magnifique de la cuisine qui, avec la tombée de la nuit, « s’assombrit », assombrissant dans le même temps « les objets utilitaires » de la nature morte en gros plan : « le bol, le couteau, le sachet de papier dans lequel le pain. » Et toujours ce regard bienveillant sur les choses :
« Les couleurs sombres facilitent l’accueil de ce qui vient lentement s’engouffrer. Les derniers blancs tiennent encore un peu dans les yeux. »
Ainsi, de cuisine en cuisine, se vit et se dit la nécessité impérieuse de l’écriture, celle qui détermine l’objet du livre et en donne la définition :
« Donnez-moi du papier et un peu de lumière. Mes genoux feront l’affaire pour écrire dessus. Un morceau de ciel soufflera l’entier. Un seul souffle suffira pour dire l’humanité. »
Le livre tire à sa fin. Le voyage de l’errant se délite en un fragment singulier qui nie tout ce qui précède. La Cuisine en Bretagne s’éloigne. Sans doute n’a-t-elle été qu’un rêve, le rêve nécessaire à l’écriture d’un passé dont il ne reste que le silence :
« J’ai seulement regardé les grandes éoliennes tourner avec élégance sur les collines d’hier. »
Telle est la phrase de conclusion de ce livre magnifique et bouleversant.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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D.R. Texte angèlepaoli
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