Esther Tellermann, Éternité à coudre,
Éditions Unes, 2016.
Vignette de couverture de Gérald Thupinier.
Lecture d’Angèle Paoli
L’AUTRE CÔTÉ DU MOURIR
« Éternité à coudre », du même élan que la brûlure de l’à-pic, éternités d’avant la césure sans doute, d’avant les déchirures, sang et cendre dans la bouche, éternités arrachées à l’enfance peut-être et à l’amour aussi, sans doute, au temps d’un jadis qui donnait prise sur le monde et donnait vie à des rêves communs. Puis quelque chose eut lieu qui mit le monde à sac, ouvrit béante la blessure. Temps de désastres d’éclatements d’éventrations. Les éternités s’effondrèrent. Éternités défuntes. Vint alors le temps de l’impossible cicatrisation. Accompagné pourtant du travail nécessaire à la suture des débords, et des rituels associés à la conjuration des maux :
« je lavais votre
bouche »
ou encore :
« de votre bouche
je lavais le sel. »
ou bien :
« je brûlais
sous votre nom
des cendres. »
Il fallut inventer, composer avec les « alvéoles vides », les éboulis et les lambeaux, habiter d’autres seuils.
« mots furent notre
auge notre
abri »
Chercher à tisser d’autres alphabets dans les revers de la couture. Habiter des « envers ».
« Vos silences
hors de moi
un envers qui
ordonne. »
D’un recueil à l’autre, Esther Tellermann poursuit inlassablement les questionnements qui accompagnent la quête obsédante. Le chant qui est le sien dans Éternité à coudre est prolongement de celui qui traverse Le Troisième. La plainte est la même, nourrie des mêmes modulations, des mêmes images :
« Avions-nous le même
orage ?
Mêmes monts
bleus mêmes
alvéoles mêmes
murs
peau attachée
à la veine ? »
La voix qui porte ce nouveau recueil nous est familière. Elle est celle que nous connaissons déjà. C’est une voix singulière à nulle autre semblable. Profonde et grave ; sourde et douce. Incantatoire. Une voix de gorge, intériorisée, qui charrie avec elle une Histoire venue de très loin et qui irrigue nos mémoires. Une voix personnelle faite de rythmes propres, de brisures et d’accrocs et qui porte en elle cet étonnant brouillage de lecture qu’opèrent les rejets. Le plus étrange est que derrière la syncope apparente des vers se crée une mystérieuse continuité mélodique. Le poème ouvre sur une lecture plurielle que facilite encore l’absence de ponctuation à l’intérieur d’un même espace poétique.
Longilignes, les poèmes étirent leur verticalité sur la page. L’écriture est dépouillée, les mots souvent monosyllabiques. Les blancs typographiques et les alinéas sculptent le poème. L’espace respire. L’économie extrême recherchée par la poète protège de toute asphyxie et se joue de l’emphase. Tout au contraire. Le chant régulier agit comme une mélopée tendre qui berce les désirs et exorcise les peurs ou comme un baume qui apaise la douleur :
« derrière le monde
roseaux
pliaient les amertumes. »
Les leitmotive (avec variations) qui s’égrènent pareils à de lointains refrains renforcent encore le phrasé mélodieux du chant :
« je vous ai mâché
avec l’écriture. »
ou encore :
« je vous mâchais
avec l’écriture »
et
« Levée au monde
je voulais
vous mâcher avec
l’écriture. »
Les voix se croisent, qui alternent les pronoms personnels entre le « je » et le « elle », le « il » et le « vous ». Fusionnent parfois dans le « nous ». Ou se dissolvent dans l’ellipse.
« Avions tracé
les marches et les frontières
vous feuilleté
je vous fis
orage
vous traversai
d’éclats et de
salive. »
De ce dialogue intemporel — où tout ou presque se joue avec l’alternance entre l’imparfait duratif et le passé simple ponctuel —, il arrive que l’on perde le fil visuel et peut-être auditif. Mais cela n’a pas d’importance car ce travail de dissolution des pronoms personnels participe de la force incantatoire des poèmes. Tout comme les répétitions qui s’égrènent de manière récurrente.
« Il voulait
creuser la bouche
qu’un silence
scinde »
et dans le poème suivant :
« Il voulait que
la parole entame
la moisissure
et l’horloge »
Et l’écriture, alors ? Dans cette tension entre l’histoire personnelle d’Esther Tellermann et l’Histoire qui est la nôtre, l’écriture joue un rôle indissociable de l’existence. Elle lui est consubstantielle. Elle est ce travail patient des mots que la poète mâche pour couturer les plaies, pour dénoncer le poids des certitudes et la noirceur.
« des sacs
qui suintent un à
venir
éteint »
et peut-être parfois pour confier un espoir qui s’origine dans l’autre :
« mais ne peut cesser
d’être
issue de toi
la parole. »
Elle est cette « langue de silex » qui
« garde
les pleurs
l’autre côté
du mourir ».
Et cette langue-coquille qui irrigue une grande voix, étreint en profondeur.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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