« JE DÉBORDE À LA MARGE »
Honneur aux serrures. Quel titre ! L’association est inattendue. Et si le lecteur pense trouver ici tout l’attirail du parfait serrurier, il sera vite déconcerté. Association de malfaiteurs, alors ? Non, bien sûr. Car il s’agit de poésie. La maîtresse d’œuvre de ce recueil est Anne Calas, dont les précédents ouvrages m’ont déjà sensibilisée à l’originalité de l’écriture. Avec ce dernier opus qui met les serrures à l’honneur, la poète, qui est aussi comédienne chanteuse jardinière, mécanicienne à ses heures (garagiste ?) et surtout grande amoureuse, poursuit son entreprise d’ouverture d’« espaces poétiques ». Et pour permettre au champ des possibles d’avoir lieu, il faut faire sauter les serrures. Les serrures antérieures. Celles du passé de la langue du langage de l’écriture. Et du sexe. Il y faut un optimisme lumineux, une confiance exubérante dans l’amour qu’elle porte à celui à qui elle dédie son livre (à Yves). « J’écrirai toujours pour toi », écrit-elle. Rien n’arrête Anne Calas. Rien n’arrête son élan son bonheur à dire et à nommer. Son bonheur est plénitude.
Le déverrouillage se fait en deux temps (au moins) :
« en hiver, au printemps, honneur aux cylindres ! »
« à l’été, honneur aux serrures ! »
Huilées par le sperme de l’amant, les serrures sautent :
« Le grand foutroir et dans ma bouche le mur absorbe le soleil d’hiver. Une éponge de miel, un liquide marié de meringue sur le pont aux serrures. Yeux noirs de l’enfant Océan chérubin-charbon. Il est midi. »
ou encore, côté femme :
« si je pouvais l’être enfoui et chaque jour
cet éblouissement de framboise écrasée
cette sidération adolescente à la bouche charnue
tendre douce
qui sait con tente [tout] »
On le comprend aisément, cet Honneur aux serrures est un long chant d’amour. Qui offre toutes les palettes du sentiment amoureux et en renouvelle l’énergie : fantaisies, exigences, tendresses, jeux sont conviés sans réserve… Même si le chant d’amour se construit « au milieu d’un grand vide »
« parce qu’un beau jour un amour
arrive ».
Le chant s’ouvre sur des retrouvailles après un temps d’absence et s’enfle d’aveu en aveu avec des poèmes qui montent en puissance au cours des trois sections. La dernière étant, à mon sens, la plus exaltante. Et l’on passe de l’indécence candide et comique d’une scène réjouissante :
« […] tu ris
de me regarder
danser sur le lit pisser debout
devant toi
dans la lumière du matin »
à la douceur extrême de la caresse
« […] extravagante perception
de l’amour, main pleine
d’un duvet de cygne »
pour s’affirmer dans la revendication :
« Je revendique le droit d’aimer. Sans défense à la grille. Sans fruits déjà noués. »
L’amour se décline à chaque instant, jusque dans cet aveu bouleversant :
« Ce n’est pas grave si le temps passe, ce n’est pas grave.
Je t’aime dans mes ruines. »
Ainsi Anne Calas ose. Elle dit, suggère parfois plus qu’elle ne dit, avec des images fruitées, colorées, savoureuses, les suavités du sexe rendu à sa jeunesse adolescente. Joueuse, aussi. Elle joue avec les associations inattendues d’objets d’idées d’actions. Parfois jusqu’à l’incongruité mystérieuse dont seule la poète détient les clés :
« Sous la cloche de verre une râpe, scories de temps, anneau de Saturne comme pleurerait le papier. »
Dans le même poème, on trouve aussi cette sidération devant sa propre création :
« L’illusion et la vérité, splendeur des mots sur la page et leurs bouleversements stellaires. »
Le territoire qu’explore Anne Calas est riche — rivière / fleuve / lacs / terre / maison / « rideaux fleuris » / allées plantées d’arbres / jardin avec fleurs / mer… — qui se découvre dans la plénitude des saisons et dans la variété des plaisirs qui s’y déclinent. Gourmandises et saveurs, « brassée de pêches blanches », mais aussi petits bonheurs du jour qui se vivent dans le partage et dans la simplicité de la présence. Jusque dans le suspens des gestes :
« tu es là, dans la cuisine, assis depuis longtemps,
tu m’attends ».
Dans les différentes sections du recueil (trois en tout), on trouve de quoi danser et rire, de quoi jouer et de quoi ravir l’amant :
« et je te vois :
sidéré devant ce gris-gris revenu du néant
un soutien-gorge suspendu au lustre de l’entrée
un feu de plein été… »
En dehors de l’amant, on croise tout ce qui constitue le territoire intérieur de la poète. Tout ce qui a modelé ses goûts son caractère sa personnalité. Chanteurs et chansons, Alain Bashung et Bob Dylan, spectacles de jongleries (Rosie Rose), auteurs affectionnés. Henry Miller ; Samuel Beckett — Cap au pire ; mais aussi des poètes comme Mathieu Bénézet et Dominique Fourcade… Et d’autres encore, dont la présence se manifeste par des citations en italiques. Ainsi de ces deux vers :
« mâchouillement obscur entre les ventres des bateaux amarrés », empruntés à La Naissance du jour de Colette.
La toute première section de la première partie du recueil — « ceci est » — offre à elle seule un échantillonnage intéressant de ces paysages, y compris dans la forme du poème. Ainsi de ce poème qui commence comme un inventaire et se poursuit sur des équivalences inattendues alliant nature et mécanique, marquées par le signe = :
« trois étoiles orangées
un coussin moelleux
deux étincelles
dans le carburateur =
une maison un chemin collimateur à douze tilleuls
six marronniers détonateurs ».
Deux pages plus loin, la poète poursuit son jeu des associations où s’unissent les contraires :
« les pavés débordent
de pollens
= territoires en pointillés ».
Il arrive que la poète utilise les crochets. Elle y range quelques mots. Sans doute pour ménager un ralentissement, ou même une pause dans le rythme effréné qui est le sien. Cela prend parfois la tonalité d’un aparté. D’une confidence qui vient adoucir le contexte. Qui met l’accent sur l’intime :
«[…] je m’allonge
dos vibrant comme
un champ électrique
ouvrant sur [ma petite chambre]
je t’espère — anatomie
pont suspendu mon amour »
ou au contraire une insistance : « [je veux dire ça] » qui vient appuyer une métaphore culottée.
« la maison flotte dans un printemps que l’été serre de près marque
à la culotte [je veux dire ça] ».
Je ne peux m’empêcher de sourire à ce « ça » qui me renvoie inévitablement au « ça » de Nathalie Sarraute. Je ris de la transformation qu’Anne Calas lui fait subir. Je ris aussi de la volonté attendrissante et têtue que manifeste la poète pour donner à sa « culotte » une présence dans le poème sans l’ajuster pour autant à un contexte travaillé. J’aime cette liberté de ton si particulière et tout compte fait, assez peu courante, qu’a Anne Calas dans son écriture.
Il y a beaucoup à dire encore, tant est riche la foisonnante inventivité de la poète. Jusqu’où cette énergie débordante ? Lorsque dans le poème 15 de « absolutely sweet Mary », la poète écrit :
« J’apporte enfin une chaise pour m’asseoir. »
le lecteur est tout étonné de cet aveu inhabituel sous la plume d’Anne Calas.
Ainsi lire ce dernier ouvrage et les poèmes qui le composent, c’est se laisser prendre dans le tourbillon de la vitalité de la poète, dans son énergie vitale, dans sa soif inextinguible de l’amour. C’est partager un moment de vie qui entraîne dans sa verve créatrice. Car, outre cette vitalité insatiable, Anne Calas a un talent fou. Et cet Honneur aux serrures est une promesse de plaisir pour qui accepte de pousser la porte. Un plaisir qui va croissant au fur et à mesure que l’on progresse dans l’aventure qu’elle nous livre. Sans retenue, avec la prise de risque que cela comporte.
Entrer dans les « paysages/intérieurs » d’Anne Calas, c’est faire le choix du multiple. Il y a bien sûr des lieux de prédilection parmi lesquels la maison au pied du Ventoux, ses « effarements d’ailes », ses « persiennes angéliques », ses « sauges bleues » et ses « accélérations verticales ». Mais il y aussi des écarts qui se vivent au-delà des cartes, hors lignes :
« je déborde à la marge »
écrit Anne Calas. Des écarts comme je les aime, ceux que je retrouve dans le tout petit poème suivant :
« silence
tout se défait
il tiède encore immaculé
presque personne ici ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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