Le pays existe. Je l’ai rencontré. Il prend la forme et l’envergure que lui
donne l’écrivain. Il se situe à la lisière. Entre Drôme Provençale et
Hautes-Alpes. C’est le terroir des Baronnies, avec ses hauts plateaux,
ses vallées profondes que l’ombre habite comme les vents qui s’engouffrent
dans les cavités des gorges, dans les failles et les grottes.
D.R. Ph. Régine Santelli, juillet 2016
« JE TOURNE MON REGARD VERS DEHORS »
Elles sont sept. Sept nouvelles rassemblées sous le titre Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Sept récits, écrits et rassemblés ici par Alain Nouvel sous un intitulé de prière-profane, liée/livrée aux quatre points cardinaux. Un credo qui court tout au long du recueil et qui oriente l’orant :
« “Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest” ; finalement le signe de la croix permet de bien se situer par rapport à la seule transcendance à laquelle je crois, ces astres d’où nous sommes nés. » (« Au col du Perty »).
La maison du magicien-conteur qu’est Alain Nouvel se fait l’écho silencieux de ce credo en harmonie avec le « passage des vents, des nuages, du temps. » Comme les récits qu’elle nourrit de son esprit, elle est habitée par l’ombre qui est à elle seule « un pays, l’hiver, avec ses frontières, ses liserés et ses lisières. » Elle donne son nom à l’une des nouvelles. Danse l’ombre est bercée par les grands silences des montagnes qui la protègent. Montagne de Lure/La Baume Noire/la Nible/le Ventoux. La maison de l’auteur, un poète à la prose admirable, ravit. On se prend à rêver de s’y blottir, on s’y pelotonne, on s’y laisse bercer pour savourer, dans une demi-veille, le mystère du recueil. Le poète y vit seul. Seul avec ses songes, avec ses fantômes et ses feuillets qui s’amoncellent, ses livres, ses contes et le silence. « Un grand silence musical, transparent ». Un silence peuplé cependant de voix, vibrant de notes inouïes. Un silence qui pétrit son homme ; comme les mains pétrissent les mots ou le pain.
« Quand je pétris le pain, les mots, toujours, vont et viennent. […] Aussi, je n’arrête jamais de pétrir ni d’écrire, c’est le même métier. » (« L’orgue et le pain »).
Le pain, les mots la neige sont de la même essence. Pétrissables.
« Le matin, j’ai pris un peu de neige entre mes doigts, l’ai malaxée, j’ai pensé à la farine que je pétrissais et qui résistait, tiède, à ma poussée, tandis que la neige, elle, ne résiste pas. »
Au silence est aussi liée la musique. L’une est l’envers de l’autre. Tous deux indissociables. Pour le conteur mélomane, l’orgue joue une partition singulière. Comme celle, inédite, dont Tournelâme Fraîchardie, maître de chapelle de Rosans, est l’inventeur. Une « non-musique » semblable à « une eau de source », délivrée par un instrument muni de « deux mains expertes » qui vont se saisir de l’organiste :
« quand l’orgue se déchaîne, je me sens vibré jusqu’à l’os, sculpté par ces deux mains des aigus et des graves. Chaque dimanche, la farine et l’eau de ma vie sont pétries par un chant nouveau. Il n’y a pas de mots pour ça. Je reste muet. Je me sens exulter et crier sous la foudre sonore de l’orgue comme un pain qui se cuit. »
Étrange comparaison filée qui se tisse autour de l’orgue, établit des points de rencontre permanents entre divers registres qui constituent l’essence même de la prose poétique d’Alain Nouvel. Un peu plus loin, dans le même récit, on retrouve au sommet de la Nible la même exaltation :
« Quand je franchis la porte, que je m’allonge sur le sommier de bois et que je me couvre de la tête aux pieds, j’entends longuement le vent chanter, parler, prier, et c’est comme un autre orgue qui me fait vibrer, un orgue nocturne et céleste, un orgue stellaire, le grand orgue de l’univers. »
D’autres orgues encore peuplent les récits d’Alain Nouvel. Celui, liquide, de la roue à aubes qui jouxte sa maison.
« Ma maison est liquide, presque, construite en galets oblongs, tout en rondeur, tout en longueur, sans aucun angle, épousant les courbes de la rive. Ma maison appelle la caresse. »
La roue à aubes, elle, fournit au narrateur de la nouvelle — « L’orgue de la Sorgue » — une infinité de sons qui varient avec les saisons et le débit de l’eau. De quoi inventer de petits instruments comme ce « hurle-loup » qui imite « les plaintes d’une meute » ou bien cet « orgue-à-bouche-rossignol », taillé dans les branches, « sureaux et frênes creux ». Et si le narrateur tire de cet « instrument éphémère et fragile » une musique qui le bouleverse, c’est qu’elle lui révèle ce que nous sommes.
« C’est qu’elle est comme nous dans le temps, éphémère, et que sa danse et ses trébuchements sont l’image terrible et sublimée des nôtres. Chaque son produit l’est maintenant, pour la première fois et à jamais, et puis ne sera plus. »
La voix d’Alain Nouvel guide le lecteur. Elle le conduit en des lieux reculés mais aussi dans des rythmes et sinuosités que la langue d’aujourd’hui n’explore plus guère. On y goûte la saveur oubliée des grands textes d’Henri Bosco et de Jean Giono, paysages palimpsestes peut-être dont la lumière affleure sous les pages. On suit le marcheur infatigable sur les sentes des montagnes à la rencontre des nuages et du ciel ; à la rencontre parfois d’un chevrier ou de quelque bergère. À la rencontre de lui-même et de ces autres, ombres multiples, inattendues que l’on porte en soi. Double féminin ou ombre d’un frère défunt dès avant la naissance.
« Une inconnue me visite dans mes rêves chaque nuit, et même… pendant mes insomnies. […] Cette inconnue, j’ai peu à peu découvert que c’était… la femme que je ne suis pas. Celle que je suis au contraire, mais par intermittence et de façon secrète… Cela fait tout de même étrange de se découvrir femme et d’observer celle qu’on aurait pu être, qu’on aurait été si… »
Quant au frère défunt, s’il se permet de se manifester au vivant, c’est que celui-ci a « choisi de vivre avec l’ombre, avec les ombres. » Il lui parle et se confie :
« Tu resterais plein sud, dans la lumière, je ne pourrais pas t’approcher ni t’apparaître, tu n’envisagerais même pas que je puisse avoir un visage. Mais tu es là, dans ta maison au nord, dans sa pénombre si parlante et il me semble que c’est cela, cette lumière incertaine, qui permet à mon ombre de danser avec toi. Je voulais te remercier de cela. »
Le récit frôle parfois le fantastique. Le Horla de Maupassant rôde, « bien plus humain, bien plus tendre, bien plus animal que les Horla-robots que nous promet la science… J’ai toujours eu de la tendresse pour ce Horla. C’est qu’il est un être vivant, lui aussi, qu’il peut mourir et que le feu peut le détruire. Décidément, je suis bien trop humain pour n’être qu’un théoricien. » [« À la lumière de Baume Noire (Monologue d’un théoricien) »].
Chaque nouvelle est différente de la précédente mais, ainsi rassemblées, ces nouvelles offrent une voix qui résonne de sa musique singulière. On y croise des personnages excentriques et mystérieux de la même envergure que le Casagrande de L’Iris de Suse, l’ultime roman de Giono. Des personnages imprévisibles, comme le géant Giovanni Strozza rencontré dans une hôtellerie abandonnée. Le décor et les personnages de cette dernière nouvelle — « La neige avant qu’elle tombe à Rémuzat » — semblent appartenir à un autre monde et l’on ne parvient plus à distinguer s’ils existent vraiment ou bien s’ils émanent des songes de l’auteur.
On baigne dans une atmosphère sauvage, en parfaite symbiose avec la nature et le cosmos. Une force tellurique traverse, qui évoquerait celle lointaine mais toujours sensible d’une Philis de la Charce retranchée en son château-éperon, en surplomb de l’Oule (absente du récit, je m’attendais pourtant à la voir surgir au détour d’une phrase).
« Je décidai donc d’aller vers le nord et de remonter la vallée de l’Oule, vers La Motte Chalançon. J’allais me mettre en route à pied, dans le froid coupant du petit matin d’hiver […] Ce n’était plus un chemin d’aujourd’hui, son asphalte noir bien lissé, non, c’était une route empierrée, blanche, poussiéreuse et sentant la terre. Je l’avais décidé ainsi, j’irai dans un autrefois. J’allais m’enfoncer dans un pays qui n’existait pas. »
Le pays existe. Je l’ai rencontré. Il prend la forme et l’envergure que lui donne l’écrivain. Il se situe à la lisière. Entre Drôme Provençale et Hautes-Alpes. C’est le terroir des Baronnies, avec ses hauts plateaux, ses vallées profondes que l’ombre habite comme les vents qui s’engouffrent dans les cavités des gorges, dans les failles et les grottes. Mais la vraie maison d’Alain Nouvel est l’écriture, une écriture elle aussi à la croisée des chemins :
« Je comprenais que ma maison c’était d’errer de mot en mot, tantôt dans une fiction finie et achevée, avec tout le confort, tout bien tracé, balisé, repeint de neuf, une forme complète, tantôt dans ces trames incertaines et fuyantes, filandreuses, pleines de trous , des haillons de pensée, des ruine en construction qui ne protégeaient pas des courants d’air. Il me fallait les deux, et surtout, me trouver devant le vide d’une route, qui s’ouvrait vers je ne sais qui, je ne sais quoi, un autre monde… »
« Je tourne mon regard vers dehors ».
Au dehors, une lumière dorée joue encore pour quelque temps dans le squelette de ma treille. Il fera bientôt nuit. Je referme mon livre. Mais je sais qu’il m’accompagnera dans cette traversée d’hiver.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
|
Retour au répertoire du numéro de décembre 2016
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.