Éditions Lettres Vives, Collection Terre de poésie, 2016.
Lecture de Marie-Hélène Prouteau
Yves Namur est un poète et éditeur belge de langue française. Son œuvre riche d’une quarantaine de titres a été couronnée par plusieurs prix prestigieux, dont, pour n’en citer qu’un, le prix Mallarmé. Ce recueil, Les Lèvres et la Soif, paru aux Éditions Lettres Vives, porte en sous-titre « Élégies ». Voilà qui pose la voix d’Yves Namur, de manière quelque peu nouvelle. Le poète du questionnement intérieur rajoute ici une corde à sa lyre et chante l’amour heureux sur fond de monde qui ne l’est pas. Car il s’agit bien ici de chant et de musique, les distiques et tercets élégiaques en sont une des marques. Plus encore, la structure musicale du recueil s’ordonne en deux parties bien marquées. Il y a le geste tendre du poète pour la femme aimée dans la première, auquel correspond celui de la femme dans la seconde : ce baiser donné et reçu et qui ne sera jamais nommé. Autour d’un simple mouvement, plus deviné qu’entrevu, une composition en miroir et variations, éminemment dynamique. La forme musicale enlace une guirlande de répétitions, réitérations posées puis reprises avec des variantes. Ainsi, le motif central de l’oiseau apparu dès le premier vers du recueil, « un oiseau s’est posé aujourd’hui sur tes lèvres », se voit repris plus loin, transformé, associé ici aux motifs de la soif et du poème : « un oiseau s’est penché sur tes lèvres, sur la fontaine de soif, sur un désir de pommes et de poèmes » Ce sont ces reprises qui enchantent. Telle encore l’apparition de la femme aimée qui ponctue le recueil, « et toi belle espérée de la maison » devenant « et toi, douce espérée du temps ». Quant au questionnement sur la création du poème en train de s’écrire, il traverse tout le recueil. Work in progress. Qu’est-ce qu’écrire un poème ? Et singulièrement un poème d’amour ? Est-ce, comme l’écrit Yves Namur, retrouver « le commencement des choses » ? Nous entendons la pensée vive prendre corps, en contrepoint de l’expérience amoureuse. Très souvent, l’italique la souligne, tel un arrêt spéculaire du poème sur lui-même : « un poème peut-il sortir du souffle de l’amour » Yves Namur a su composer une imagerie personnelle qui se déploie en un fin réseau : l’oiseau, l’abeille sur le fruit, la montagne blanche, le nuage et les hauteurs, la fenêtre, la fontaine sans eau — qui dessine en pointillé le motif de la soif, autre visage du désir. Le poète ne se départit pas de la simplicité qui lui est familière : « mène-moi dans le geste de l’air dans le nuage bleu de poussières et d’oiseaux » Et, lorsque le poème en éveil s’aventure au dehors, il célèbre la nature, à sa façon, toute en économie de mots et humilité poétique : « avec la rosée du temps avec la rose dansante dans l’herbe » Ce recueil renvoie aux poètes de prédilection d’Yves Namur. Philippe Jaccottet, Roberto Juarroz, Paul Celan sont là. L’exergue de la seconde partie nous renvoie à la lumière héraclitéenne qui en infuse chaque page. Comme à la conception de l’amour mystique de Rumi. Le poète persan qui voit en l’amour un principe de l’univers y est cité. La femme aimée, pour Yves Namur, est celle qui est « venue dans le cœur fatigué qui était le mien », jamais nommée, même dans la dédicace. Je et Tu, nous n’en saurons pas plus. Le parti-pris de la retenue n’exclut pas certaines images plus brillantes, celle de la femme comparée à une merveille, trouvée chez ce poète du XIIIe siècle. Pour dire ce geste amoureux du baiser, il suffit au poète de quelques mots, « bouche, lèvres, souffle », juste évoqués par métonymie. On est frappé par cette écriture oblique. À la matérialité physique d’un corps présent, quoiqu’à peine effleuré, touché, une image est substituée qui dépayse, déréalise, déporte le motif et sublime l’érotisme. C’est ainsi que l’oiseau-baiser devient « l’haleine d’un songe ou un charbon de neige ». La réalité vacille et bascule en un jeu de métamorphoses. Pointe le motif du charbon, de la brûlure d’amour qui sera repris plus loin, par glissement de sens, en cette image empruntée à Philippe Jaccottet, « comme si c’était du charbon ardent sur la bouche ». Le poète persiste à le dire, il chante la voix de la femme : « une voix remplie de poèmes, de pierres noires et de roses volantes dans les airs » Les « roses volantes » côtoyant des « pierres noires », voilà qui renouvelle le topos affadi de la rose. Le langage poétique existe à neuf. Sans emphase, à la mesure de l’émotion qui la fait naître. C’est que le bonheur amoureux ouvre la pente de la rêverie — les mots « rêve » et « songe » font retour dans plusieurs distiques. De nombreuses associations, telle celle du baiser, de l’oiseau et du ciel nous ouvrent un vaste monde analogique. Un imaginaire surréel dont « le ciel constellé de roses » nous emmène dans quelque tableau de Chagall. Ou de Magritte, avec « L’Oiseau du ciel », silhouette d’oiseau emplie de nuages qui traverse un ciel. « qui de l’oiseau ou du poème fut le premier dans les nuages, le premier à percer la muraille d’air et la muraille du vide » N’est jamais oubliée la part de la nuit, celle des douleurs quotidiennes entrevues par le poète, « larmes, solitudes, décombres » ; celle aussi de l’empathie absolue avec « l’homme fuyant le pays des cendres/et du triste ». Celan, nommé et cité dans un vers de La Rose de personne, Celan, toujours présent au cœur d’Yves Namur. Comment ne pas penser à La Tristesse du figuier ? Voilà qui relie le poète captif de son geste d’amant heureux à l’aventure tragique de l’humanité qu’il ne cesse de discerner autour de lui. Il est vrai que ce baiser à la femme aimée ouvre un horizon au-delà de lui-même. L’ombre tutélaire de Rilke y incite. Le poète de Prague est d’abord présent dans le sous-titre du recueil qui pointe en filigrane ses Élégies de Duino. De sa familiarité avec Rilke, Yves Namur retient le chant du monde, celui qui se donne à portée de main, dans « l’Ouvert », flux primitif de vie avec lequel l’homme, parfois, arrive à fusionner. Yves Namur nous invite à cette saisie authentique qui réponde à la « soif infinie d’être » qui le tient de recueil en recueil. Nous voici, à sa suite dans une de ses plus belles pages, « au bord de l’immense question ». Dans cet amour pour la femme, c’est ainsi autre chose qui est accordé : la capacité à sortir de soi, à aller vers « le cœur de ces hommes/qui ont marché avec les amours perdues/les prières et les pierres pesantes ». L’amour se fait le passeur qui met le poète de plain-pied avec les expériences humaines d’humbles compagnons. Lumineuse leçon qui clôt tout le recueil sur ce point d’orgue : « aimer encore et encore » Il faut entendre cette musique de la réitération, autour du verbe aimer, sans doute le plus banal, rehaussé par cette respiration de l’adverbe. On relève la tête du recueil. Quelque chose d’ample, d’universel, quoique ténu et humble, affleure. |
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