Ishikawa Takuboku, Le Jouet triste,
Éditions Arfuyen,
Collection Neige, volume 34, 2016.
Précédé de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku par son ami Toki Aika
et suivi de Diverses choses sur la poésie d’Ishikawa Takuboku.
Traduits du japonais et présenté par Jérôme Barbosa et Alain Gouvret.
Lecture d’Angèle Paoli
« IL EST DE BON TON DE CHANTER LIBREMENT CE QUI NOUS INSPIRE »
Les nuits de pleine lune ont ceci de merveilleux qu’elles permettent de lire un ouvrage sans discontinuer. J’ai ainsi pu traverser d’une seule traite Le Jouet triste d’Ishikawa Takuboku. Un poète japonais qui, il y a peu, m’était inconnu et qui pourtant continue de me tenir compagnie. Aujourd’hui encore, je le savoure dans l’écoulement tranquille et silencieux du jour. Le titre m’habite, d’une sobre beauté. Tout autant que le recueil, édité par Arfuyen.
Le corps de l’ouvrage est élégant, porté par la légèreté des poèmes retranscrits en langue originale. Ensemble, ils dessinent sur la page une flottaison de signes. Des pluies de neige silencieuse. Pour autant, la poésie de Takuboku est tout sauf bucolique. Pas de cerisiers en fleurs ni de cérémonies du thé dans des temples millénaires. Rien de tout cela qui ordonne les stéréotypes de notre paysage mental. Ici, seule la vie triste d’un homme triste qui va mourir. À peine âgé de vingt-six ans.
En feuilletant le recueil et en lisant le « court essai » final du poète, « Diverses choses sur la poésie », je découvre ce qui aurait dû être le titre complet du recueil : La poésie est mon jouet triste. Titre bouleversant comme l’est aussi le regard que pose le poète sur la poupée de sa fille. Et sur sa fille elle-même :
« Au chevet de mon enfant qui fait la sieste
j’arrange la poupée que je viens d’acheter
et me réjouis seul. »
Le désarroi du poète est à l’aune de sa solitude.
Les poèmes sont brefs. Trois phrases. Pas davantage. Cette brièveté est celle des tankas. Ainsi le précise une note du préfacier, Alain Gouvret. L’ensemble du poème est constitué de 31 syllabes réparties selon un rythme 5/7/5/7/7 ; les rythmes contractés 5/7/5 étant réservés au haïku.
J’apprends de son ami Toki Aika, auteur d’un des textes d’introduction du recueil, que Takuboku est mort le 13 avril 1912, dans la 45e année de l’ère Meiji. Il laisse derrière lui une épouse et une enfant de cinq ans qu’il se plaît par moments à appeler du nom russe de Sonia. Rassemblés par l’éditeur sous le titre Le Jouet triste, les poèmes ont accompagné Takuboku dans les derniers moments de sa vie. Ils sont un témoignage au jour le jour, dénué de pathos, sur la maladie qui a fini par avoir raison de lui.
Triste ? Le poète l’est. Dès le second tanka.
« Bien que j’aie fermé les yeux,
rien ne m’est apparu.
Tristement, à nouveau, je les ouvre. »
Dès lors, la tristesse va se décliner. Sous forme d’adjectif, de nom, de verbe ou d’adverbe. De pleurs aussi. La tristesse est un leitmotiv prédominant du recueil :
« Ce triste réveil ! » / « Tristesse de ce matin » / « Je masse tristement cette cuisse un peu engourdie » / « Quelle tristesse que ces insomnies » / « J’ai envie de pleurer et j’attends l’aube » / « Cela m’attriste »…
« Tristesse lourde » / « Tristesse vague », quelle que soit la forme qu’elle prend, la tristesse interroge. Elle angoisse le poète et le plonge dans une inquiétude existentielle :
« La plus grande tristesse de l’Homme
est-ce donc cela ?
et, d’un coup, je serre mes paupières ».
Serrer les paupières pour ne pas pleurer.
Torturé par la maladie, en proie aux maux qui le rongent, le poète se débat avec un mal-être continu qui l’obsède jusque dans ses rêves. Qu’attend-il ? Qu’aimerait-il voir apparaître qui se refuse à lui ? Sa vie se déroule dans la grisaille. Un constat qui le laisse désemparé. La moindre des broutilles le déprime. La médiocrité de la « misérable province » dans laquelle il vit, loin de sa région d’origine qui lui est inaccessible ; les « coquilles » dans le quotidien du matin. Les reproches de son épouse et les pleurs de sa fille. Son métier d’employé auquel il tente de se dérober. Jusqu’à la pluie qui le fait pleurer. Le désarroi s’accentue encore après l’hospitalisation du malade. La maladie est sans doute pour beaucoup dans ce désarroi. Le poète ne se reconnaît plus dans l’homme qu’il est devenu. « Je me fais peur », écrit-il. Il se considère sans comprendre :
« Comme étrangers à moi-même ces mains, ces pieds.
Cet indolent réveil !
Ce triste réveil ! »
À quoi donc s’occuper quand on est à ce point diminué ? Que les désirs d’antan ont disparu et qu’il ne reste plus qu’à attendre ? Le poète se contente de menues satisfactions. De considérations minuscules. La couleur d’une « salade fraîche » ; « la lumière de la pluie » ; un bouquet de tulipes ; les traits de son enfant endormi… Et il écrit.
Takuboku écrit. La nuit surtout. Il se lève et écrit. Il note les impressions qui le traversent au fur et à mesure de leur surgissement. Il note ce qu’il observe des autres et de lui-même avec une lucidité sans détours et sans fioritures. Sa seule fantaisie est dans la ponctuation. Dans l’emploi des doubles tirets. Un usage qui témoigne de l’influence occidentale et du goût du poète pour certains signes de modernité. D’autres gestes et notations relèvent de l’intime. La cigarette, le saké, la saveur de l’ivresse ou, tout au contraire, la nausée. Il revient souvent sur ses ongles dont l’observation détachée le laisse désemparé :
« Fixement
je regarde ces ongles que teinte le jus d’une mandarine,
désemparé ! »
Il s’observe, écoute les moindres rumeurs de sa carcasse. Bâillements/bruits/ongles/cuisses. Soumis à l’usure visible de ses organes, son corps malade s’impose comme une réalité pesante, désagréable. D’un ridicule insoutenable :
« Sous une poche de glace
dardant mon regard,
en cette nuit d’insomnie je hais autrui. »
Takuboku rêve que la nouvelle année lui apporte un corps nouveau. Il aimerait faire peau neuve. Quelque chose sans doute va se produire qui doit changer sa vie. Néanmoins tout le ramène à sa triste réalité. Faite de déceptions et surtout de mensonges. Le mensonge reste la grande affaire qui occupe durablement sa pensée. Ainsi de ces trois tankas qui se suivent sur la même page :
« J’ai pensé que je ne dirais plus de mensonges — —
c’était ce matin — —
à l’instant encore j’en profère un. »
« D’un coup,
Je me considère comme un tas de mensonges,
Je serre mes paupières. »
« Tout ce qu’il y a eu jusqu’à présent,
tout ce que j’ai voulu changer en mensonges,
n’aura pas le moins du monde consolé mon cœur. »
Quant à la déception qu’il éprouve au sujet de sa personne
« Ainsi, j’en étais venu à me considérer
comme un grand homme.
Je n’étais qu’un enfant. »
elle redouble à la révélation de la vérité qui lui vient de sa défunte mère :
« J’ai bien connu ce qu’il y a au fond de ton cœur,
dans un rêve ma mère m’était apparue
et repartait en larmes. »
Cependant, derrière les considérations peu gratifiantes que le poète porte sur lui-même, derrière l’esprit inconsolable qui le caractérise, se cache une forme d’humour doublé d’un esprit moqueur qui surprend et fait sourire. Derrière le malade affaibli se cache le lutin malicieux, enfantin et ludique. Le poète se livre à de petites comédies simiesques et à de menues cruautés ordinaires. Sans doute pour se distraire ou pour se prouver à lui-même qu’il a encore un peu de maîtrise sur le réel ou, peut-être, pour se jouer de ce réel. Nombreux sont les tankas qui réjouissent le lecteur en même temps qu’ils lui donnent à découvrir tout un pan inattendu de la personnalité fondamentalement chagrine de Takuboku. Une personnalité habitée par un léger goût du nonsense ou, à tout le moins, du décalage :
« Bien que j’aie attendu longuement
ce jour où la personne qui devait venir n’est pas venue,
j’ai déplacé mon bureau. »
ou encore :
« Dis-donc !
Même lui a pu faire un enfant.
Quelque peu satisfait je vais me coucher. »
« Couette tirée par-dessus tête,
jambes recroquevillées,
au hasard j’ai tiré la langue. »
La poésie singulière de Takuboku accompagne le lecteur dans une tendresse partagée. Elle sème du poète des sourires en demi-teinte. Avec cette once d’émotion douce que baigne la lenteur familière des jours. « La poésie est mon jouet triste », confiait Takuboku à son ami Toki Aika quelque temps avant sa mort. Poésie consolatrice pour celui qui précisait ainsi son art poétique :
« Il est bon de chanter librement ce qui nous inspire, sans nous laisser limiter par quoi que ce soit. Si l’on procède ainsi, dans les limites de notre condition, cela qu’on appelle poésie — cette émotion propre à chaque instant de ce qui se lève et s’efface dans le cœur au sein de notre vie affairée —, cela ne périra pas. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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