« JE NE CESSERAI D’ÉCLORE QUE POUR CESSER DE VIVRE » (COLETTE)
— Qu’est-ce que vous racontez là ?
— Un conte.
— Ce n’est donc pas une histoire vraie.
— Pourquoi ?
— Ce n’est pas vraiment arrivé.
— Mais si.
— Alors Le Petit Chaperon rouge ?
— C’est une histoire vraie.
— Comment le savez-vous ?
— C’était moi. J’ai eu très peur.
Ce moment de dialogue aurait pu figurer sous la plume de Marguerite Duras. Ou dans le dernier ouvrage d’Ariane Dreyfus. Le Dernier Livre des enfants. On pourrait, par exemple, le retrouver dans la bouche de Victor et de Luna. Et pourtant non. Il est emprunté à Guillevic, cité par la poète dans son précédent opus anthologique, Moi aussi, paru en 2015 aux éditions LD (Les Découvreurs) mais aussi dans Une Lampe allumée si souvent dans l’ombre, publié en 2012 chez Corti. C’est dire s’il y a chez Ariane Dreyfus continuité d’inspiration d’un recueil à l’autre. Une continuité qui passe par une harmonie constante entre livres et enfants ; laquelle est portée par une voix reconnaissable entre toutes, une musique singulière qui puise au plus profond de notre terreau commun que façonnent les contes anciens et notre Histoire.
Ariane Dreyfus aime les histoires. Elle aime aussi les enfants. Elle aime les chats. Les enfants et leurs aventures, les chats et leur présence solitaire. Elle aime l’amour. Elle aime raconter. Elle aime les mots. Elle aime les livres. Ceux qui ont marqué son enfance, ceux sur lesquels elle travaille, en classe, avec ses élèves. Ceux des autres. Ils peuplent et habitent les siens. Elle ne s’en cache pas. Au contraire, elle les cite, elle les invite à sa table d’écriture. Et elle est aussi une grande cinéphile. Tout cela, qui est présent dans l’ensemble de ses recueils, l’est aussi dans Le Dernier Livre des enfants, qui tisse avec les œuvres de référence un réseau serré d’allusions et de correspondances. Tout cela fait sens et constitue l’œuvre d’Ariane Dreyfus. De 1993 à aujourd’hui.
La poète aime écrire.
« Des éclats sauvés de moi sont jetés
En écriture
Chaque mot roule contre le corps d’un autre
Le ciel, aussi, entre deux branches ouvertes… »
Elle aime par-dessus tout la poésie qui est « action visant à nous rendre à nous-mêmes un peu plus habitables ».
La particularité de son dernier recueil est qu’il s’ouvre sur un aphorisme : « J’écris parce que je vais disparaître ». Tout au long de l’ouvrage, la poète va décliner ce vers selon des variantes multiples venues de voix multiples, poète et enfants :
« La nuit je pense à demain pour ne pas mourir. Rayane » […]
« On se réveille tous les jours à tous les instants pour ne pas mourir. Patrick Dubost » […]
« Toute phrase contient un verbe pour ne pas mourir. Je ne suis jamais loin de la personne que j’aime pour ne pas mourir, dit Loïc. » […]
« Aujourd’hui est un jour parfait pour ne pas mourir. Patrick Dubost » […]
« Poésie : un bracelet pour ne pas disparaître. Ian »
D’autres voix encore émaillent le recueil : celles de Marie, de Hugo, de Maxime, de Laura, d’Hortense, de Marin, de Sonia. Ian et Sonia, à nouveau. Celles aussi d’autres poètes, cités en exergue. Colette, János Pilinsky, Frank Venaille. Voici d’ailleurs un extrait de la citation proposée par Ariane Dreyfus :
« Les poèmes sont comme des frères orphelins qui appellent leur père dans la nuit… »
Ces variations sont autant de cailloux semés à travers les poèmes pour affronter la solitude et traverser la mort à cloche-pied. Il suffit de les suivre d’une section à l’autre (il y en a cinq au total) pour trouver un chemin de lecture et qu’agisse le vertige d’une « émotion [qui] ne dit pas “je” » (Gilles Deleuze) :
« Ce sont des lumières que je vous raconte, de simples lumières. »
Ariane Dreyfus écrit. Afin que « la mort ne voie rien ». Elle écrit des poèmes qui racontent des histoires. Des histoires d’hier et d’aujourd’hui, inspirées par des films ou par des romans. Ainsi de l’épopée maritime d’Emily, pleine de périls et de rebondissements, qui se déroule en onze épisodes et en pleine mer. Avec elle, tous les enfants qui occupent les devants de la scène d’ Un cyclone de la Jamaïque (un roman de Richard Hughes, 1929 ; adapté au cinéma par Alexander Mackendrick, 1965).
« Chacun pousse un cri qui entre
Dans le cri d’un autre et devient un royaume. »
Et même si les pirates sont là
« Assis pour recoudre les voiles », Emily, elle, continue de faire comme si de rien n’était :
« Elle fait danser sa langue l’air de rien
Pour faire jouer l’enfermée vivante
Qui ferait toc toc toc… »
Et Ariane de conclure, philosophe :
« Même sans être engloutis par l’océan on sera engloutis. »
Il y a aussi, inspirés par Danse avec les loups de Kevin Costner (1990), les poèmes-aventure d’une jeune Indienne sauvée par le « fils du chef » et cette conclusion énigmatique d’Ariane Dreyfus dans « L’un d’eux » :
« Et moi, en écrivant, je ne quitte personne
Par où je passe »
Et plus loin, dans « 17 ans tous les deux », ce très beau vers qui relie entre eux temps, espace et méditation :
« Chaque instant est un creux où il aime réfléchir. »
D’autres personnages peuplent la poésie d’Ariane Dreyfus. Dans le poème « Sans regrets » — et son décasyllabe nervalien « avec des bords que le soleil rosit » —, ce sont les adolescents Victor et Luna du film d’Alix Delaporte, Le Dernier Coup de marteau (2014). Dans « La Campagne », poème inspiré par Pauline et François (Renaud Fély, 2010), le deuil de Pauline est introduit par ces vers d’ouverture à l’autre et d’apaisement :
« Ouvre la maison, entre
La lumière du jour
Découvre qu’on ne pleure pas
Sur la neige intérieure
Les murs nus la laissent entrer
Dedans, les choses ont cette façon de nous attendre
De ne pas juger d’une douleur ».
Il n’est nullement possible d’ajouter quoi que ce soit sans risquer d’abîmer ce qui est perfection.
Le poème d’ouverture du recueil, tout en étant très différent par le sujet traité et par l’époque dans laquelle il s’inscrit, donne cependant le ton, qui est celui d’Ariane Dreyfus, à la fois sérieux et ludique. Sérieux et débordant d’une fraîcheur malicieuse d’enfant.
Intitulé « Sans rien déranger du monde », ce poème a été écrit à partir d’une présentation faite par Ludovic Degroote au Musée des Beaux-Arts de Lille. Autour du Festin d’Hérode. L’œuvre présentée étant un bas-relief en marbre du sculpteur italien Donatello ( XVe siècle). Ce long poème évoque Salomé dansant, mais il met aussi l’accent sur un enfant endormi au bas du grand escalier derrière lequel se déroule la scène. L’enfant, las de contempler la danseuse et ses ondulations ophidiennes et marines, s’est endormi :
« Ses bras sont repliés, il y presse sa joue et son ventre
Salomé danse encore, elle passe sous le grand escalier,
mais l’enfant qui s’y est posé pour dormir
Sur sa joue sans rien déranger du monde
Fait un geste plus vrai... »
Poursuivant son cheminement, la poète s’interroge sur le devenir de l’œuvre qui laisse entrevoir une fissure en haut de l’escalier, preuve que le bas-relief est en train de se détériorer. Mais la fente ainsi ménagée permet à un oiseau de passer. L’escalier prend soudain toute sa grandeur, toute sa force, toute sa luminosité. Et la poète de conclure, à la fois malicieuse et remplie d’une impatience enfantine :
« Si j’étais là, toutes les marches
Je les monterais pour aller voir
Et même y poser mon menton
Ce qu’il y a dans le beau trou d’oiseau
Son écorchure
L’air déjà refroidit mon visage
Je veux regarder dehors ! »
Le Dernier Livre des enfants se clôt sur une partie dite « Annexe » qui reprend « Un chantier de poème » déjà présenté dans Poezibao. « Un poème contre l’excision ». Un poème qui dit le combat mené par Ariane Dreyfus. « Le chantier » retrace les épisodes de création et de réflexion, les strates des brouillons et des différentes versions du poème. On assiste au travail de l’écriture et aux états successifs du poème. On retrouve le poème dans sa version définitive dans la seconde section du recueil. À partir d’une infime douleur passagère — « une brûlure me passe entre les cuisses » —, Ariane Dreyfus imagine ce que peut être la douleur infligée aux jeunes filles que l’on soumet à l’acte barbare et cruel qu’est l’excision. Intitulé « Un soir d’été », le poème, tout en contrastes, retrace en quelques vers une scène d’excision. La poète conclut son évocation par ces vers où s’expriment sa volonté et l’affirmation de son combat pour sauvegarder son intégrité de femme et pour préserver sa liberté :
« J’ouvre encore l’armoire
Pas pour regarder dedans
Mais pour ne plus bouger
Ou bouger
Puisque c’est comme je veux,
Même nue, c’est comme je veux ».
Le Dernier Livre des enfants recèle bien d’autres surprises. Ainsi cet hommage au poète Pierre Garnier dans la section intitulée Poèmes pour que l’air passe.
Par-delà tout ce que l’on peut vivre en lisant Le Dernier Livre des enfants, il y a la poésie d’Ariane Dreyfus, qui surgit comme une eau pure dans le labyrinthe des histoires. Le recueil regorge de pépites qui étonnent ; qui ravissent et sidèrent. Ainsi ces vers cueillis au hasard en feuilletant l’ouvrage :
« On ne rentre pas dans la mort on y disparait »
ou
« Le ruban noir s’envole,
il remue au-dessus du visage
Ses courbes aiment le vide généreux du ciel »
ou bien :
« C’est beau un visage
Quand la tristesse n’arrive pas à se poser »
ou encore :
« Suis-je consciente d’être un papillon quelque part ? »
Papillon, mouette, chat enlové au creux des courbes, Ariane Dreyfus est tout cela à la fois. Mouvante émouvante, elle bouge avec les mots, elle fait bouger les mots pour nous, elle bouge avec ceux qu’elle aime. Elle aime la vie, elle aime l’autre qu’elle côtoie et qu’elle regarde avec tendresse.
À Colette — sa passion pour Colette — ( cf. « Le cri chanté » in La Lampe allumée si souvent dans l’ombre) qui écrit dans Le Blé en herbe :
« Je ne cesserai d’éclore que pour cesser de vivre »
Ariane Dreyfus répond en un écho qui souligne la parfaite enharmonie avec la grande romancière :
« Je ne cesserai d’éclore que pour cesser de vivre ».
Gageons qu’il y aura bien d’autres livres après Le Dernier Livre des enfants. Parce que l’écriture est une nécessité et qu’elle « peut faire de la vie quelque chose de vertigineux, l’air de rien », écrit Ariane Dreyfus dans La Lampe allumée si souvent dans l’ombre. Le vertige, ici, celui que suscite l’écriture de la poète, est de l’ordre de la beauté et de l’énigme. Non pas une beauté figée et hiératique, mais une beauté mouvante, qui respire et qui se meut, dans sa complexité, au-delà des apparences.
« La beauté, je la laisse s’écarter
Est beau ce qui respire. Est belle.
À partir de l’évidence, c’est compliqué un reflet :
Un surcroît d’existence, mais la même,
Une solitude qui commence à la racine. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
|