Laurent Mauvignier, Continuer, roman,
Les Éditions de Minuit, 2016.
Lecture d’Angèle Paoli
LE RÉCIT D’UNE TRAJECTOIRE
Du couple profondément œdipien de la mère et du fils, lequel des deux est le plus fragile ? Lequel de Samuel ou de Sybille va plonger, lequel va rebondir du marasme filial dans lequel tous deux pataugent depuis de longs mois ? Samuel/Sybille ? Un adolescent de seize ans, une mère quadragénaire défaite par un divorce qu’elle a suscité et voulu, une femme qui ne doit sa survie qu’à sa tabagie et qui traîne sa silhouette désespérée dans une robe de chambre défraîchie. Telle est la mère de Samuel, dépressive parce que confrontée à ses propres échecs. Impuissante à conduire son fils sur une route qui ait un sens et du sens. Lui, Samuel, hostile et méprisant, subit cette défaite au quotidien. Il traîne en étranger sa dégaine indifférente et camoufle son désarroi sous les oreillettes de son baladeur. Ainsi coupé du monde de sa mère, il glisse. Tous deux glissent. Progressivement. Dans une incompréhension tenace et violente qui les conduit vers le désastre. Le désastre a bien lieu, qui prend Samuel au piège de son étrangeté, et qui s’accompagne soudain d’un sursaut de Sybille.
Comment sauver un fils qui sombre ? Il faut continuer, bien sûr. C’est la trajectoire et le sens qu’a choisis Laurent Mauvignier pour son dernier roman. Continuer. C’est également la direction que choisit Sybille, avec ce désir sans doute inconscient de se sauver aussi elle-même. Continuer, certes, mais d’une tout autre manière. Ailleurs et différemment. Il faut donc que quelque chose change. Que beaucoup de choses changent. « Je ne le laisserai pas tomber », se dit Sybille au début du roman. Il lui faut trouver un appui et mettre en place une stratégie convaincante. Il faut partir. Le plus loin possible. Cela pourrait ressembler à une fuite s’il n’y avait les chevaux. C’est sur eux que Sybille va compter pour conduire son fils à renouer avec le réel ; et l’amener ainsi, peu à peu, à se prendre en main. Alors, oui, les chevaux. Car Sybille et Samuel ont au moins en commun le goût des chevaux. Les aimer les soigner leur parler. Elle et lui savent. Et, là où Sybille veut entraîner son fils, il faudra se montrer excellent cavalier.
Le roman de Laurent Mauvignier s’ouvre in medias res au milieu des campements kirghizes. En plein Kirghizistan, pays où les chevaux, dit-on, vivent en liberté. Dans une région du monde aux espaces sans fin. C’est là que Sybille attend. Elle attend que son fils, mis à l’épreuve au jour le jour, se réveille ou se révèle. C’est là qu’elle espère le rendre à la vie. Commence alors une chevauchée duelle. Qui se livre dans la confrontation insolite d’un espace ouvert et d’un espace intime. Le couple Samuel/Sybille s’accroche à la vie rude du Kirghizistan. Une vie de « nomade » où chaque geste compte et où la moindre erreur d’appréciation peut entraîner la mort. D’aventures en échauffourées, de dangers aux multiples formes aux rencontres les plus inattendues, le roman progresse, qui alterne les retours sur le passé et les moments du présent. Ainsi le lecteur passe-t-il sans cesse de l’histoire de Sibylle et de Samuel, et de la peinture de la société malade (la nôtre) qu’ils incarnent, aux cavalcades et joutes, glaciers à franchir et marécages bourbeux où ils manquent de s’engloutir. Du Kirghizistan à la France, de Bordeaux à Bichkek ou à Osh, le récit se déroule en trois temps. Décider/Peindre un cheval mort/Continuer. Et le lecteur aussi continue, emporté par la dynamique de ce récit hors pair, par son rythme haletant, par son suspens. Par la qualité de l’écriture. Les épisodes s’enchaînent, menés tambour battant, dans la tension qui oppose le temps du trio exsangue Sybille Samuel et Benoît (père de Samuel et ex-mari de Sybille) et le présent solitaire en proie à un milieu souvent hostile. Le récit, très cinématographique, mêle dialogues, monologues intérieurs et discours indirects, et glisse naturellement de l’un à l’autre comme par la médiation de fondus enchaînés. Nul besoin ici de ponctuation apparente pour savoir ce qui se pense derrière les visages. Tout se passe avec le plus grand naturel. La parole circule, comme dans cet extrait :
« Il est très bavard, Toktogoul. On décide rapidement que nos invités dîneront, boiront, dormiront avant de reprendre leur route, et Darika et Kanym, les deux sœurs cadettes de la future mariée qui n’est pas là, veulent absolument faire des cadeaux à Sibylle. Leur mère parle de ce beau jeune homme qui ne dit pas un mot, oui, mon fils, répète Sibylle, et Sibylle regarde son fils, c’est vrai qu’il est beau. Elle est fière de lui quand les hommes d’ici le regardent avec respect, parce qu’il est très grand pour son âge, qu’il a l’air très vif et très agile, ils pensent qu’il doit être très bon sur un cheval, et Toktogoul demande à Samuel s’il a déjà participé à un tournoi d’ oulak-tartych, ce jeu où les jeunes s’affrontent autour d’un mouton décapité ? Non, bien sûr. Il n’a jamais fait ça… » (p. 158)
Et, tandis que le couple mère-fils poursuit sa quête en silence — réservant l’usage des mots pour les moments critiques —, se profile et se précise l’histoire de Sybille. De loin en loin des dates apparaissent. « En 1993, Sibylle vit et travaille à Tours… » Le puzzle d’une vie prend tournure, avec ses ambitions, ses amours, ses drames ses déceptions et ses renoncements. Mais, plus le récit se poursuit sur sa lancée nomade, plus il apparaît comme une évidence que Sybille cherche de nouveaux obstacles et qu’elle se doit de les surmonter. Sortir de l’engluement où elle s’est laissé sombrer. Quant à Samuel, il comprend un matin que Sybille n’est pas seulement sa mère. Elle est aussi une femme. De ce choc émotionnel intense va naître l’accélération vers le dénouement. Un dénouement inattendu qui joue, comme au théâtre, sur un renversement de situation. Ne faut-il pas en effet que l’un des deux personnages succombe pour que l’autre puisse enfin naître à lui-même ? Telle est l’interrogation qui taraude le lecteur. Il faut continuer pour que l’histoire de Sibylle et de Samuel prenne toute sa force, gagne en pleine ampleur. Continuer aussi pour que chacun atteigne la cible vers laquelle il tend depuis les origines et qu’enfin il trouve sa juste place.
Dans le cahier de tête de ce roman magistral et magnifique, Laurent Mauvignier précise que celui-ci lui a été inspiré par une histoire vécue, relatée en août 2014 dans un article du Monde. Anecdotique, car ce qui fait la vraie valeur de Continuer se situe ailleurs et bien au-delà du récit et des péripéties romanesques d’une histoire vraie. C’est par son écriture et par la réflexion qui la sous-tend et qui la nourrit que Continuer est un grand roman. Nul doute que Laurent Mauvignier atteint l’excellence dans l’art d’écrire. Pour notre plus grand plaisir de lectrice. Qui s’en plaindrait ?
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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