Éditions Le Castor Astral, 2015.
Lecture d’Isabelle Lévesque
L’étrange, dans le titre, entame le livre : Ma peau ne protège que vous. Alors, que déduire de ce transfert, propriété passée à l’autre – seconde peau devenue sienne ? Soyons désarçonnés, acceptons de perdre la raison des enchaînements, le fil de nos pensées armées de certitude, pour nous tordre et recevoir le singulier comme amer. D’abord une affirmation sautillante et légère : « Je suis soluble dans la page une ombre à l’envers Citron Noir, Black Lemon ne me demandez rien ni mots ni fanfreluches » Une langue dans l’autre et à l’envers, on dirait un calembour (la poésie désacralisée s’empare de la traduction, du déplacement, du sacrilège). Le nom anglais du citron noir, condiment perse, entraîne une dérive vers le Black Label d’une célèbre marque de boisson alcoolisée… Le « je » joue, cabriole, se « déguise » et se pare – il est hirsute. La fantaisie est son royaume de glisse. On axiomatise à l’envers, de bout en bout : « je nage sous des pavés de dictateurs bananiers » La poésie vivante débat, dénonce – l’air de rien, ça chahute : « j’attends petite déguisée en matin j’attends déguisée en petit matin » La peau change en des métamorphoses quotidiennes, assume ce qui autour frôle, bouge, pénètre. Les sons, pas exempts du manège, se cognent et s’appellent : « ma peau treillis d’orchestre reste sur la berge regarde passer des péniches » Le lien, ce sont les [є] relayés dans les vers suivants par [e]. Mascarade, peau deviendra « treillis de bois et de cordes », costume d’apparat. Caméléons, l’être et la langue : « dés », « cubes géants », on n’est pas loin du Lego, du désastre ludique, de la débandade. On chahute la maxime, « Je brûle donc je suis / quoique », conjonction anaphoriquement ressassée, trébuchet de la langue et de sa logique imparable.Entre « l’encre » et la « cendre », fertile assaut de lettres (on en ajoute une, ça redémarre). La fantaisie de l’inattendu nous fait entrer dans un univers où l’inventaire juxtapose de drôles d’objets incongrus et légers (le conte, l’actualité, les sons, le déhanché). Réjouissant éclat de ce qui bat là, cadence joyeuse.Le poème prend tout, Cendrillon et sa ritournelle modifiée ou Méduse annoncée par le poivre des pages précédentes (le sel devait manquer), à son tour pétrifiée par son propre reflet. L’or, pas où l’on pourrait croire, au milieu de « quelques ballons à boire multicolores », « dans le trou du poème » – où ? Les contes sollicités sont ancrés ici « dans un puits d’encre », dans le « foie de la terre », alors cela donne « des poèmes étranges » avec de « petites fourmis muses /pour poète myope et saoul », « le fil de l’histoire / qui ne mène à rien » : on revient toujours ici, entre des bennes à ordures, « au bar lounge du rêve ». Ballon de vin, mezcal, rhum, absinthe, ce livre pourrait s’écrire l’ivre. On y rencontre des « petits poucets poivrots » qui laissent derrière eux des tessons de bouteilles ». On y apprend que « quand la porte est fermée / il faut la boire ». Ce livre est un grand shaker dans lequel sont versées maintes dives bouteilles. Livre bien secoué. Proverbes et chansons, poèmes et expressions toutes faites, tout s’y mêle. La flûte de Dionysos et la lyre d’Orphée s’y perdent et recomposent. Les morceaux du dieu et du héros démembrés se mélangent à ceux d’Osiris dans la plus grande confusion. « Passent les jours et passent les semaines », chantait Guillaume Apollinaire dans ses Alcools (« Le pont Mirabeau »). « Passent les vieux, passent les dames jaunes », puis « Passe la viande, passent les semaines », chante Laure Cambau. Le temps passe et angoisse, le grand âge apparaît comme état intermédiaire avant la mort qui n’est peut-être pas disparition. Vieillards déjà un peu fantômes. C’est la vie, tout se mêle. Ici, on voit « se mélanger les sentiments et les légumes ». Des anges passent, « en état d’ivresse ». D’autres, « serviette à la main », attendent Cendrillon à la sortie du bain turc. Ils ne sont guère plus sages que nous autres mortels. Un poème dédié à la peintre Louise Cara (mêmes initiales, poète et peintre), fait le lien : Ariane et son fil, tout emmêlé dans la toile, le labyrinthe éreinté montre ses oubliettes vues d’avion. Tout infigurable ; les vivants et les morts se côtoient sans vertige. Partition : clé, armure, altérations. Ce mode altéré, ou assoiffé, institue une grille de lecture musicale biaisée, basculée. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », écrivait Baudelaire. Laure Cambau utilise un « pianodeur » qui rappelle le « pianocktail » de Boris Vian pour écrire le poème désarticulé de la vie. La musique se joue et s’écoute. Et secoue. On perçoit une « activité électrique à la Hendrix », le guitariste qui mordait à pleines dents les cordes de sa guitare ! Jimi Hendrix mêlait blues, rock et jazz, était toujours dans l’expérience. Il buvait trop aussi et mourut jeune. Quels furent ses derniers mots ? On ne sait pas. Dans ce livre sont évoqués ceux de Gogol, Goethe et Tolstoï. Dérisoires ou révélations ? Poème « polyloque », lorsque, au cœur du livre, il se tourne vers le théâtre pour donner voix au narrateur, à la folle, au passeur, à l’architecte de « l’Olympe à l’envers » (« Bienvenue au Royaume des morts / à l’envers sans valise »). Il faut suivre, accepter de se laisser détourner : jouissive « chemise à vœux » (les carreaux sont partis). Dans les branches de l’arbre, les « cailloux textiles » du Poucet sont-ils des balises ? « Soyez sage, Ginette ! Soyez au moins polie si vous n’êtes pas folie ! » Il nous est bien difficile à tous, mortels, d’être sages et polis. Le poème polyglotte et patibulaire regorge de cela qui est en vie – déborde, alors nous, ivres légèrement, de lire « les murs ont des narines », vacillons joyeusement dans le parfum musicien du poète qui nous prévient : ici, |
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