« LES VERS ‒ CE N’EST PAS QU’UNE ILLUMINATION »
« L’homme rescapé du pire a besoin de la parole la plus claire.
Ne pas oublier cela. »
Philippe Jaccottet, La Seconde Semaison. Carnets 1980-1994.
« Je suis un petit jalon de la vie,
Un bâton enfoncé dans la neige,
Une voix que l’écho a égarée
Dans les glaces de ce siècle. »
Ainsi se définit Varlam Chalamov dans Cahiers de la Kolyma. Oublié, le poète ? Sa voix s’est sans doute davantage perdue que celle d’un Mandelstam, ou même d’un Khlebnikov dont le poète de Vologda était un grand admirateur. Tous trois ont cependant en commun l’expérience de la brutalité du siècle, l’amour de la terre mythique de Russie et celui, immense, de la poésie classique russe. Pour Varlam Chalamov, longuement exilé dans les terres hostiles de la Kolyma, la poésie est ce « chemin de connaissance » qui le gardera du désastre.
Il semble que, dans la vie de Varlam Chalamov, tout soit construit sous le signe de la binarité. Deux prénoms, Varlam Tikhonovitch (même si cette caractéristique est conforme à l’usage, et ne constitue pas un critère pertinent) ; deux arrestations successives qui l’éloignent de Moscou : la première le 19 février 1929 ; la seconde le 12 janvier 1937 ; deux libérations : octobre 1931 pour la première ; 18 juillet 1956 pour la seconde ; deux façons différentes de survivre : choisir entre la vie et la poésie, et la nécessité de se « prononcer (toujours !) pour la vie » ; la naissance de deux formes d’écriture : la poésie et la prose. Cahiers de la Kolyma (1956) d’une part et Récits de la Kolyma (1978) de l’autre. Avec, pour ce qui concerne la poésie, une passion particulière pour la versification classique. En l’occurrence, les vers à mètres binaires (qui alternent brèves et longues) : « le ïambe et le chorée, qui ont fait la gloire des meilleurs poètes russes » : Alexandre Pouchkine (1799-1837) ; Mikhaïl Lermontov (1814-1841) ; Nikolaï Nekrassov (1821-1877) ; Vélimir Khlebnikov (1885-1922)… et Fiodor Tiouttchev, « la cime de la poésie russe ».
Il semble bien que, pour cette dernière livraison des poèmes de Chalamov, les éditions Les Lettres Nouvelles-Maurice Nadeau aient également opté pour la bipolarité. Le livre se compose en effet de deux parties : « Cahiers de la Kolyma » — 1937-1956 — d’une part ; « Poèmes » — 1957-1976 — de l’autre. Les deux parties étant composées tout à la fois de poèmes ayant déjà fait l’objet d’une publication antérieure, et de nombreux poèmes inédits. Soit trente-cinq poèmes inédits sur un ensemble de quatre-vingt-quatorze poèmes. Quant au poète lui-même, il revendique la binarité existentielle qui le caractérise depuis son plus jeune âge. Poésie/réalité ; liberté/exil ; arbres/hommes ; feu de la glace. Et, dans l’univers de la Kolyma : le ïambe et la rivelaine :
« Longtemps j’ai cassé des pierres,
Pas avec un ïambe en courroux mais une rivelaine… »
Ainsi peut-on lire, écrites de la main de Chalamov lui-même, ces lignes extraites de « Fragments de mes vies » (1964), texte qui précède l’ouverture de Cahiers de la Kolyma :
« En deux parties, deux directions, ma vie se scindait toujours, depuis ma plus lointaine enfance…
La première, c’est l’art et la littérature. J’étais certain que le destin avait voulu que je dise mon mot… Justement dans la littérature, dans la prose artistique, dans la poésie.
La seconde ‒ c’était la participation aux luttes sociales de l’époque, et l’impossibilité d’y échapper, eu égard à mon credo de base ‒ l’accord du verbe et de l’acte. »
À la lecture, cette bipartition ou bipolarité semble être en effet l’un des aspects les plus frappants de Cahiers de la Kolyma. La poésie de Varlam Chalamov rend compte de ces deux directions, véritables composantes de son œuvre poétique. Laquelle est marquée par une dilection particulière pour les images, comparaisons et métaphores, qui, comme le ïambe et le chorée, offrent à l’infini de « merveilleuses possibilités ». Cette approche peut surprendre. Mais ici, au fin fond de l’univers concentrationnaire de la Kolyma, vécu comme une expérience de déshumanisation avant la mise à mort, « les métaphores n’ont pas valeur décorative ». Elles sont en priorité « porteuses de vie et de mort » (Luba Jurgenson, Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, Éditions Verdier, 2013).
Ainsi de ce poème où Chalamov, filant la métaphore du déluge, se dit semblable à Noé. Rien pourtant n’est plus incertain que l’issue de son épreuve :
« Tel Noé sur les flots,
Je lâche des colombes,
Et leur vol commence
Par un désert blanc […]
Les bords de mon arche se glacent,
J’atteins mes dernières limites […]
À travers la tempête, vers mon Ararat,
Haletant, je vais par les grands froids. »
Dans l’une ou l’autre partie de l’ouvrage, des mots reviennent qui permettent de tisser des thématiques et de les inscrire dans un décor. Mots ayant trait à la nature, omniprésente et essentielle pour le poète, dans le monde glacé du Nord. Arbres arctiques et forêts. Pins/saules/mélèzes, tout à la fois confidents et compagnons de souffrance. Saisons où alternent août brûlant et février polaire ; neiges/feu/terres refroidies/pierres et « permafrost ». Des noms propres émaillent aussi les pages. Noms de poètes et noms de lieux. Japon/Kamtchatka/Nord/Poustozersk… Pasternak/Homère et Shakespeare/Victor Hugo et Maeterlinck… Mais aussi des noms peu connus ou méconnus : Sourikov, Morozov, Avvakoum, Baratynski. Noms de poètes et nom de peintre ; nom d’archiprêtre. L’histoire de la vieille Russie affleure. Ses résistances anciennes, ses révoltes d’autrefois se glissent sous les résistances nouvelles de la terre gelée de la taïga et des « renards aux yeux rouges ». Les insurrections des Raskolnikis, tenants de la Vieille Foi, écrasées dans le sang, évoquent sans nul doute les oppressions incompréhensibles du Goulag.
Dans le poème inédit « L’archiprêtre Avvakoum en exil à Postozersk », Varlam Chalamov associe sa lutte présente à celle de la « Vieille et lointaine Rouss’ », dont il revendique les souffrances :
« Soit on m’a raillé,
Livré au bûcher,
Qu’on disperse ma poussière
Dans le vent de la montagne.
Il n’y a pas de sort plus doux,
De fin plus désirable,
Que cette cendre qui frappe
Au cœur du cœur de l’homme. »
De même, dans « Le matin du supplice des Strêltsy », autre poème inédit :
« Ma poésie aussi s’implique,
Elle chante les Rskolniks,
Parle de leur amour et de ce lieu
Où toutes les fautes nous sont remises. »
Chalamov était-il croyant ? Peut-être. Il est curieux que le versant engagé de sa poésie ait été jusqu’à présent occulté. Jusqu’à aujourd’hui du moins, où il semble réhabilité par les éditions Maurice Nadeau. Ce qui en revanche ne fait aucun doute, c’est sa foi inébranlable en la poésie :
« Ces mots — ce ne sont pas châteaux en Espagne
Ou de cartes, je ne sais quelle folie,
C’est ma force contre l’indifférence,
C’est, dans l’hiver, ma forteresse bâtie. »
Au cœur de Cahiers de la Kolyma, la poésie constitue un vecteur essentiel, sans lequel vivre est impensable. Et impossible. Chalamov assigne aux vers un rôle primordial :
« Les vers — ce n’est pas que le reflet
En petit des grands événements,
Ils sont pour déplacer cette terre,
Un levier soudain trouvé. »
Du reste, écrire des vers n’est pas une nouveauté pour Chalamov. « J’écris des vers depuis l’enfance. Il me semble que j’écrivais tout le temps des vers », confie-t-il dans « Fragments de mes vies ».
Il n’est donc en rien surprenant que Cahiers de la Kolyma s’ouvre sur une adresse au poète. « Au poète ». Pour Boris Pasternak. Dans ce « fragment » composé de quatrains, Chalamov brosse pour son ami ce que fut pour lui l’enfer de la Kolyma :
« La terre brûlait mes pieds
Nus tout couverts de poussière.
Et je gémissais sous les tenailles du froid
Qui m’avaient arraché ongles et chair… »
Dans le même poème, Chalamov dit son incompréhension face à l’absurde de son exil, à la brutalité et à la cruauté sans nom qui sont la marque des camps :
« Là-bas dans des comparaisons banales
Je cherchai la raison des coups,
Là-bas le jour même était supplice
Et arrangement avec l’enfer… »
Comment résister et rester en vie ? Comment garder son esprit en éveil alors que le corps est soumis à insupportable épreuve et rendu à son animalité première (« Je mangeais comme une bête »/« Je buvais comme une bête »).
Là-bas. La Kolyma. « Je n’oublierai pas la Kolyma ».
Chalamov apporte sa réponse. Écrire coûte que coûte. Écrire n’importe où, sur les supports les plus inattendus. Le poète « aide-médecin » ou « agent d’approvisionnement technique » confie ses mots à la moindre feuille de papier qui lui tombe sous la main. « Pages de garde de pharmacopées », « feuilles de papier d’emballage, sachets… ». « Cahiers de fortune ».
« Ce m’était merveille des merveilles
Qu’une simple feuille de papier à écrire
Tombée des cieux dans notre triste forêt. »
Il écrit ; mais pas seulement. Il se récite et se chuchote des vers de son ami Pasternak. Il se berce au souvenir de sa voix :
« Je me disais des poèmes,
J’entendais à nouveau ta voix. »
Pour celui qui vit dans la tourmente et dans l’exil, les poèmes sont « comme une eau vivante ». Ils agissent comme un baume :
« Ils étaient ce lien unique
Avec l’autre vie, là-bas… »
Dans un autre poème dédié à Pasternak — « Pour Boris Pasternak » —, Chalamov soumet à l’alternance son interrogation, proposant ainsi de la poésie de son ami diverses interprétations :
« Ou bien ton poème n’est que prétexte
À la tentation
D’une poésie de moindre importance ;
Ou bien il trace la route aux planètes
Dans cette nuit
Qui se lève sur le monde
Après avoir éteint nos bougies. »
Chalamov poursuit de manière anaphorique son évocation des qualités de ce poème dont nous ne savons rien, — à moins qu’il ne fasse là référence à la poésie de Pasternak en général : « il se peut que », trois fois répété pour aboutir à l’ultime quatrain qui met l’accent sur l’importance salvatrice de ce qui a été écrit :
« Il se peut que ce morceau de cire
Qui a éclairé tant de supplices,
Tant de souffrances du siècle,
Demeure notre garantie. »
Écrire ? Chalamov ne s’en prive pas. Même lorsqu’il creuse les roches, il écrit dans la pierre. « Longtemps j’ai cassé des pierres ». Pioches ciseaux scies haches marteaux sont les outils rudimentaires qui accompagnent ces travaux d’esclaves, dans cette région glaciale réputée pour sa richesse en gisements aurifères. Tout en se livrant au labeur épuisant du jour, le poète s’adonne à son activité essentielle : graver à sa guise « une légende de notre ère ». Il n’a de cesse d’inscrire à même les cavités rocheuses l’infamie de son siècle, afin que puisse se lire à ciel ouvert le souvenir de ceux qui ont subi comme lui « les meurtrissures de chaque jour ».
« Sur les sépulcres délaissés
Je sculpte mes caractères,
J’écris par cœur pour les oiseaux
Dates, échéances et noms. »
La mémoire du corps meurtri est à jamais inscrite dans le moindre muscle et sous la peau, « mémoire des doigts et celle des épaules », mémoire de jadis qui se souvient encore « des mouvements précis » imposés à la pioche pour lui faire rendre ses diamants. Dans ce milieu humainement hostile, le poète entretient pourtant avec la nature un lien étroit et amical. Oiseaux et animaux compatissent, qui partagent avec le poète son histoire et lui apportent réconfort :
« … une chouette renifle
Juste au-dessus de mon épaule.
Mon histoire l’attendrit :
Elle a compris mes mots. »
Lire et écrire à la Kolyma sont actes qui relèvent du prodige. Chalamov note l’importance des mots. Les mots sont des pépites rares, douées de pouvoir et de force. Leur gisement, lorsqu’il parvient jusqu’au poète, est source de bienfait :
« Ce sont limites du monde,
Ce sont des grains de bonheur,
C’est le gisement des mots qui rayonnent »
conclut Chalamov dans « Pour la poésie ». Véritable hymne à la poésie, ce chant est proche par sa tonalité de la prière ou du psaume :
« Tu conduis mon âme
Par la mer et par la terre,
Les plantes et les bêtes.
Tu me protèges des balles,
Juillet tu me le ramènes
À la place des décembres éternels.
Tu cherches le bon passage,
Tu portes l’eau fraîche
À ma bouche toute sèche.
À toi je suis lié,
Par toi irradié,
Je vais sans peur dans les ténèbres. »
À la lecture de ce poème, le lecteur pourrait aisément attribuer à Varlam Chalamov ces vers de Fiodor Ivanovitch Tiouttchev, « la cime de la poésie russe » (comme dit plus haut).
« Heureux qui a connu du monde
Les fatidiques instants. »
Pour Philippe Jaccottet, la foi inébranlable en la poésie a seule permis à Varlam Chalamov de revenir vivant « du dernier cercle de l’enfer ». « L’homme rescapé du pire a besoin de la parole la plus claire. Ne pas oublier cela », écrit Jaccottet dans ses Carnets 1980-1994. En témoigne ardemment Cahiers de la Kolyma et autres poèmes. Nul ne peut oublier ce « feu de la glace ». « Les vers ‒ ce n’est pas qu’une illumination ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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