Guénane [Guénane Cade], Atacama,
Éditions La Sirène étoilée, 2016.
Encres de Gilles Plazy.
Lecture de Marie-Hélène Prouteau
Dans Atacama (recueil récemment paru aux éditions La Sirène étoilée), la romancière et poète Guénane, qui a longtemps vécu en Amérique du Sud, nous emmène dans le désert d’Atacama qu’elle a sillonné par deux fois à trente-cinq ans d’intervalle. Un nouveau recueil qui se situe dans la continuité d’une œuvre riche, éditée pour une quinzaine de titres chez Rougerie, mais également chez Apogée, ou chez Yves Perrine (éditions La Porte). Il est illustré de cinq encres en noir et blanc de Gilles Plazy. Des éclats, des fractures qui s’accordent parfaitement à la sobriété des 35 poèmes du recueil, où domine la beauté austère des lieux :
« Blanc pur ocre terre de sienne
interminable dépression
le Salar d’Atacama ne vous épargne
aucun de ses tourments
torturé perforé saturé
son cœur vit et le vent cavaleur vous laisse muet »
D’emblée, la poète pose la voix. La langue est heurtée, alliant un rythme discontinu, des blancs typographiques et une absence de ponctuation à l’image de la nudité aride du paysage, une nudité peu propice à la vie. La touche surréaliste du premier poème donne immédiatement le ton : sur une crête d’épines un cavalier funambule galope sur un cheval noir, une perche à la main. Et le vouvoiement permanent adopté dans le recueil se fait adresse au lecteur à regarder l’archéologie d’une mémoire blessée, par-delà la beauté simple et absolue du paysage.
Le sol multicolore dissimule métaux et minéraux. Le salpêtre en fit autrefois la richesse, avant l’avènement de la chimie. C’est dire si, en nous emmenant dans cette richesse géologique, la voyageuse nous fait pénétrer dans « les strates du temps » :
« vous entrez dans un sanctuaire
vallée aux lacs secs
tapis blancs perçants de sel
reliefs lacérés que les dunes assaillent »
Dans « le ciseau du vent » autour du volcan Licancabur ou dans les « Hautes Andes altiplano », nul voyage en exotisme. La douleur du passé refait surface, tramée au cœur des « villes-fantômes des damnés ». Guénane (qui se présente comme « née au cœur de la Bretagne à Pontivy » « la ville de Lorient ayant été détruite ») ne peut manquer d’y être sensible. Il y a chez Guénane une disposition à accueillir des pans du passé, à en restituer la présence âpre dans une langue aiguisée :
« c’était avant la chimie et la ruine
esclavage rébellion répression
saisissantes les villes-fantômes dérangent »
Souvenirs des industries minières et de leurs convoitises. Les hommes qui y ont durement besogné ne sont plus mais « persiste l’âme ». Et de convoquer alors Pablo Neruda pour un chant de douleur :
« Neruda soupire
ici les fantômes terrifiés
s’unissent aux mémoires qui gémissent sur terre »
Atacama, c’est avant tout la poésie de mondes éloignés dans l’épaisseur du temps d’avant : les Indiens et les civilisations premières évidemment, et les violences de l’histoire, colons et conquistadors. L’écho d’autres langues, dont l’espagnol, sourd dans le poème. Avec les mots atacamènes surgit l’étrangeté de la nomination :
« ils ont nom d’ancêtres mapuche
Antu Kueyen Melipal Yepu
Soleil Lune Croix du Sud Vénus »
La présence des traces archéologiques, telles « les momies mal ensevelies », fait du désert d’Atacama un livre ouvert que déchiffre la poète à l’écoute de cet animisme relié aux êtres et aux forces de l’univers. Le monde est habité de dieux, d’esprits. Au détour d’un vers surgit souvent le surnaturel :
« Il surgit de la terre en furie
Tatio quechua
Le grand-père-qui-pleure des sources des geysers
le soleil ne dessèche pas la mémoire de ses larmes
quel sacrifice cache-t-il à l’intérieur »
Et puis la douleur de l’histoire toute proche, le coup d’État du général Pinochet. La poète évoque Chacabuco, le camp de concentration installé par la dictature chilienne. La langue est tendue, convulsée :
« Chacabuco fait sursauter l’Histoire
la poussière parle sans qu’on l’interroge
théâtre tragique d’une ville-prison
camp de concentration
pas un soupçon de vie
l’ombre seule de la férocité obtuse
une dictature barbare vous pince l’échine
11 septembre 1973 calendrier bloqué »
Guénane nous conduit à regarder l’origine dans les choses du ciel, cette voûte céleste unique d’Atacama observée par les grands télescopes. Son empathie avec tous les disparus lui dicte ce magnifique appel :
« Qui composera
sans se perdre dans le vertige de la lumière
un cantique aux disparus aux invisibles du désert
à jamais reliés aux ondes dans l’univers
qui leur composera
le cantique des quanta pour atténuer leur peur ? »
Les mains dans le sable, le regard dans les étoiles, Guénane nous livre ici un recueil où d’anciennes douleurs se mêlent à la sérénité sidérale : « Garder en soi l’instant de l’Atacama/la vision soudaine de l’éternité », tel est le vœu qui clôt le recueil. Un vœu et un recueil que Guénane a parfaitement réalisés.
Marie-Hélène Prouteau
D.R. Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes
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GUÉNANE
Source
■ Voir | écouter ▼
→ le site de Guénane
→ (sur YouTube) des extraits d’Atacama de Guénane, choisis et lus par Cathy Garcia Canalès
→ (sur Recours au Poème) une page sur Guénane
→ le site des éditions La Sirène étoilée
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