À Melisey, le silence est d’une épaisseur inconnue à Saint-B. Dans la cuisine, j’ai mis une longue table de bois de bonnes proportions. Il me semble retrouver celle de l’enfance, lorsque nous mangions tous ensemble sur la grande maie de chêne. Je suis l’enfant silencieuse, vaguement dégoûtée devant son assiette creuse de faïence remplie de soupe de gruau d’avoine ou au tapioca dont la consistance donne envie de vomir. J’entends presque la matière confuse des voix, la sonorité des éclats et des basses. Y avait-il des rires ? De quoi parlait-on ? Ne me reste que cette sensation d’enveloppement par les adultes et néanmoins de solitude, moi, invisible au cœur de leurs échanges et pourtant incluse, tissée dedans. Curieusement, je ne vois pas la place de mon frère. Où était-il ? Où dormait-il ? Déjà ailleurs, déjà déligoté, déjà lui-même, tourné vers le large ? Et moi déjà retenue, poreuse, à l’écoute.
J’ai longé la rivière en vélo, jouissant des odeurs, attentive aux sons variant selon le niveau d’eau. C’est ici que mes pieds se reconnaissent à leur juste place. Ici que les pierres s’adressent à moi. Celles de la cheminée, dans la cuisine, ne sont pas muettes. Elles veulent dire. L’épaisseur du temps est pleine de mains suppliantes. Qui voudrait qu’on l’oublie ? Quel mort n’envoie pas une adresse aux vivants ou à quelques vivants, les priant de veiller sur leur décomposition ? Les enjoignant de ne pas trop vite se résoudre à leur effacement ? Quel vivant n’est pas happé par l’ombre des pierres comme celle des morts ? Ici, c’est l’entre-deux saturnien, le lieu du dialogue interdit, le lieu des mélanges secrets, des liqueurs fortes qui ont longtemps sommeillé sous la terre. Ici, une fillette survit. Elle est plus vraie que moi. Elle est celle que je ne suis que par intermittence. J’ai toujours su que grandir n’était qu’une excroissance de chair autour d’un noyau inaltérable, un habillage du cœur, un vêtement d’extérieur. Grandir est peut-être une œuvre de dissimulation. Ou une manière d’éteindre le feu, de réduire les intensités.
Jamais rassasiée de lumière rasante sur la prairie, de ce vert doré éblouissant que je ne connais nulle part ailleurs.
Près des vieux sapins, sons d’orgue et odeurs de miel.
Françoise Ascal, Un bleu d’octobre, Carnets 2001-2012, Éditions Apogée, 2016, pp. 97-98.
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