Stéphane Sangral, Circonvolutions
(Soixante-dix variations autour d’elles-mêmes),
Collection Incises dirigée par Agnès Rauby,
éditions Galilée, 2016. Préface de Thierry Roger.
Lecture de Muriel Stuckel
« faire nœuds et boucles pour affronter le vacillement
métaphysique du sens »
Ph., G.AdC
CIRCONVOLUTIONS OU LE POÈME-VERTIGE DE LA DÉCONSTELLATION
« l’unique Nombre qui ne peut pas être un autre »
Mallarmé
Publié par les éditions Galilée en avril 2016 et présenté par Thierry Roger dont l’« Anti-préface » s’intitulant « La différance cérébrale » met en exergue deux citations emblématiques de Derrida et de Mallarmé, le dernier livre de Stéphane Sangral, Circonvolutions (Soixante-dix variations autour d’elles-mêmes), exerce sur le lecteur de poésie une force sidérante.
Vertige spéculaire, voltige typographique, le verbe poétique délie peu à peu ses boucles les plus subreptices pour élaborer une esthétique de la variation autour d’une douleur originelle. Le poème-tombeau esquisse une architecture musicale à peine perceptible, celle du deuil, de la pudeur, de la nécessité intime, mais toujours avec le souci d’une « conscience réflexive » : « Et je l’écris, et je m’écris, et cette boucle / s’écrit, et m’écrit, et ce livre réflexif / la serre […] » (p. 125).
Une double dynamique ne cesse de se tisser entre l’exigence d’édifier l’œuvre et la tentation de l’effacer, mouvement contradictoire qui semble se résoudre en inscrivant au cœur du livre l’effondrement et sa substance paradoxale « pleine de vide » où vacuité ontologique et plénitude poétique cherchent intensément à faire nœuds et boucles pour affronter le vacillement métaphysique du sens.
Quand le poète formule l’injonction d’« [é]plucher les édifices et boire / leur pulpe de Néant… » (p. 56), il propose un jeu de variation pour filer la métaphore architecturale et l’enrichir d’un jeu de substitution saisissant entre les deux instruments incisifs que représentent le couteau et la plume. La gestuelle de « [p]lanter / une plume […] dans l’Edifice du Tout » s’accomplit selon un principe d’orchestration numérique annoncé dès le sous-titre et finement décliné au fil des pages, pour faire écho à l’année de naissance du frère défunt (1970), dédicataire de l’œuvre et seul allocutaire réel de cette voix lyrique confinée dans sa solitude de « survivant » (p. 128). En effet, dans le déroulement du poème vertical à déceler dans l’unique texte du « Chapitre 3 » qui se situe au cœur d’un dispositif structurel propre à mimer l’effondrement psychique, le seul « Tu » du livre n’est plus tu. Il se dit, il s’écrit pour se dresser en signe d’« émergence-résurgence » et pour se dé-« crypter » sous le signe de la dislocation syntaxique et de la déconstellation linguistique : « Tu - / viens de mourir- / et je cherche,- / pour y vivre,- / survivre, de solides architectures… » (p. 81).
Ravivant la « plume solitaire éperdue / sauf » de Mallarmé dans « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », celle de Stéphane Sangral « plante » ses mots sur la page. Proche de l’effet sentencieux, il énonce clairement que « [s]eule la déconstruction véritablement / construit » (p. 65), ce qui l’amène à exhiber le motif majeur du secret tout en avouant se jouer de la dialectique entre la dissimulation et la révélation qui lui est consubstantielle : « Ce texte est un secret ne se révélant que / pour se dissimuler dans la révélation » (p. 61). Aspirant à déconsteller et à disséminer son patronyme, le poète instaure des effets d’échos tant sonores que visuels entre le substantif « sang » et la préposition privative « sans » (p. 61), ou entre le verbe « je sens » et le substantif « sens » (p. 113) : « je / sens qu’émergera par là la tombe du sens… ». Sisyphe du trait d’esprit, il « pousse » le nom propre jusqu’au calembour « Sang… râle » avant que ne se détache la circonvolution clausulaire : « Signe / encrypté d’impossible à la fin nous fait signe » (p. 63). Cette recherche de remotivation cratylienne du signe onomastique primordial et familial, insistant sur les liens de sang qui l’unissent pour toujours à son frère « ab/sent », peut sans doute se déchiffrer comme une tentative d’édifier le sens en le défiant constamment.
S’effectue sous nos yeux en effet la mise en question du sens, comme face à la reprise incantatoire de l’adverbe « peut-être » qui se déploie avec toute une variation typographique à même de créer un effet d’étourdissement et de disjonction en « peut être » (p. 104). La ponctuation suspensive semble vouloir susciter le rythme dilatoire d’une révélation possible, comme dans nombre de pages du livre. S’opposent le Rien et le Tout, mais aussi le choix de pages vides, d’une intense blancheur abyssale, à peine reliées par des points de suspension comme pour coudre un véritable linceul textuel, et la recherche d’une plénitude architecturale saturant l’espace paginal, parfois avec le souci d’une verticalité symbolique pour dire l’élan imaginatif et le gouffre de « l’horreur » (p. 81), parfois à la limite de la lisibilité avec une typographie délibérément minuscule (pp. 141 à 146). Entre ces deux postulations esthétiques, le poète s’interroge. Dans l’entrelacs de l’édification et de l’effacement de l’œuvre où se risque « un suicide relatif » (p. 73), la question cruciale jaillit : « Comment être au-delà du non-sens trop violent d(u Non-)Être, comment être un poème ? ».
Serait-ce par une poétique de la « circonvolution » insistante et vibratoire ? L’alliance de l’enroulement lexical et du déroulement phrastique ne manque pas de favoriser l’instillation d’une « musique muette » qui diffuse au bord de l’abîme la « puissance de deux symboles », le dix « logique » et le sept « sensible » (p. 46) pour « pousser… passer du signe au symbole » (p. 63) et tracer ainsi le cheminement heuristique menant à une affirmation troublante, « Et j’écris au bord du (au bord de) n’être pas… » (p. 103), avant le paradoxe suprême qui scelle sur la page l’inscription de l’effacement : « Ceci est un poème absent… » (p. 106).
« Creuser » la présence de l’absence, telle est la substance originelle, profonde, ontologique de cette poésie dont les boucles verbales esquissent un pas-de-deux vertigineux en ce poème-labyrinthe où, déconstellée, la lyre du « deuil incommensurable » (p. 129) vibre pour murmurer :
« qu’un sens mort : ce poème… »
(p. 89).
Muriel Stuckel
D.R. Texte Muriel Stuckel
pour Terres de femmes
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