« la disposition subjective secrète » (Gilles Deleuze)
Ph., G.AdC
ATTEINDRE LA « LIBRE BASSE LANGUE »
Basse langue ? Titre énigmatique, singulier. Existerait-il donc une « basse langue » comme il existe des basses eaux, des basses saisons, des basses terres ? À lire le dernier ouvrage de Christiane Veschambre, il semblerait bien que oui. Basse langue. Un lien secret court en effet entre les pages du dernier ouvrage de la poète, qui réunit des écrivains aussi différents qu’Erri De Luca, Robert Walser, Emily Dickinson et Gilles Deleuze. Auxquels il faut rajouter Joseph Léo Mankiewicz, dans les pages qui font allusion à The Ghost of Mrs Muir, film inspiré au cinéaste par le roman de l’écrivain britannique R. A. Dick. De son vrai nom Josephine Aimée Campbell Leslie.
Rien en apparence qui permette de juxtaposer ces différentes langues avec un titre au singulier, si ce n’est cette « basse langue » qui persiste à bruire entre les blocs distincts façonnés par chacune des langues. Un rien qui assure cependant la continuité de l’interrogation ainsi que l’unité et la profondeur de la réflexion. Le leitmotiv de la « basse langue » s’en revient en effet comme le ferait un boomerang, boumeran, — ainsi Erri De Luca nomme-t-il l’objet que l’enfant de treize ans reçut un jour en cadeau —, d’un auteur à l’autre, entre les pages de Basse langue.
À l’origine, il y a la rencontre avec une langue. La langue particulière personnelle des quatre écrivains susmentionnés. Une langue qui engendre un surgissement violent. Un séisme. Une tempête. Une secousse qui s’accompagne de frissons ; de tremblements. Cela survient avec la langue qui « étrange ». Cet « ébranlement ». Quelque chose se produit à la lecture, qui bouleverse et qui poursuit son travail de taupe, en silence et en profondeur.
« Quelque chose, entre les blocs a continué de gronder. Je l’appelle la basse langue. C’est tout ce que je sais. »
Ainsi s’exprime la poète dans l’incipit de son livre. Qui confie quelques pages plus loin :
« Dans la chambre à Naples, disloquée par le tremblement de terre de ma lecture, l’envol et le cri ne m’apaisent pas, ne me rendent pas à une tranquille perception — me font savoir que par basse langue, ma langue de taupe, si elle m’advenait, c’est à une puissance inconnue de ma vie divisée que je serais soumise. »
C’est ainsi que, tout en lisant Montedidio et tout en écrivant, Christiane Veschambre sent surgir en elle, sous sa plume, des poussées de langue étrangère, la langue d’Erri De Luca. À travers la voix d’Erri De Luca, la poète de Basse langue sent frémir dans ses fibres une langue archaïque vers laquelle elle tend l’oreille. Écrire, dès lors, n’est autre que se saisir de « la voix de celle qui n’en avait pas. »
Écrivant sur la « basse langue », Christiane Veschambre intercale des textes en italiques. Récits sur sa propre enfance, sur le père, sur le rire du père et de la mère, sur l’apprentissage des langues qui mettent l’enfant à distance de ses parents — « la crainte de l’enfant que l’on ne comprend plus » —, sur la mort du père. Et cette découverte, à partir d’une vieille photo, de l’existence d’une « enfant-ma-mère » qui ne « ressemble pas » et que la narratrice ne reconnaît pas. La poète découvre ainsi l’écart qui existe entre la promesse et la réalité. Elle tente de rabouter les morceaux qui nourrissent sa stupéfaction. Les tenir ensemble sous ses yeux. C’est ce à quoi elle s’attache. Rabouter deux éléments du puzzle. « La personne-que-je-connais à l’enfant surgie ». « L’étrangéité » de la mère. Relier la vieille femme martyrisée à l’enfant brûlant de désir de vie. Tentative que seule l’écriture rend tangible. Le « frisson géologique » qui parcourt la narratrice à ce moment même est de même nature que celui qu’elle éprouve au moment de la mort du père. Plus loin, dans le premier volet du texte intitulé « Triptyque de la chambre secrète », Christiane Veschambre évoque son avortement : « On a brisé une certaine chaîne du malheur qui nous a engendrée. »
Après le chemin creux du Nid-de-Chiens (la glaise bretonne de sa mère), Christiane Veschambre emprunte en Auvergne les sentes de Chez Sagoueix. Tout en marchant à travers la campagne, la pensée de l’écrivain s’évade. Du côté de Robert Walser. Et « marchant, je deviens celle qui va écrire ce livre. » Robert Walser marchait vite. Il marchait beaucoup, mais jamais ailleurs qu’en Suisse. Dans « les limites assignées » par sa modeste existence. Par crainte de se mettre à « parler de Walser », par crainte de « s’appesantir » sur « les ruisseaux de ses petites proses qui jamais ne forment rivière », Christiane Veschambre se tourne vers Thierry Trani, auteur lui aussi de petites proses. Sans fin en soi. Dont elle cite quelques extraits. Entre les « grottes insoupçonnées » de Thierry Trani et « l’ombre crépusculaire » de Robert Walser, un lien étroit se tisse qui conduit vers « ces pays qui existent pour nous dès avant la naissance. » Les petites proses de Thierry Trani ont été rassemblées — après sa mort — sous le titre de Ultra-petita dans la revue Petite par les soins de Christiane Veschambre et de Florence Pazzottu.
D’autres parentés relient les deux écrivains, le Suisse et le Marseillais. La modestie. L’effacement. Modestie ? Effacement ? Christiane Veschambre rend hommage à ces deux figures qui ont modelé sa vie. Elle évoque l’un des lieux modestes de son enfance, un « petit immeuble encastré dans des constructions plus modernes », un « pauvre lieu » privé de confort, mais qu’elle continue d’aimer « tel quel ».
Cette même modestie conduit la poète sur les traces d’Emily Dickinson. De l’« hôtesse minuscule », Christiane Veschambre évoque la langue « évidée de tout superflu ». Ce « peu de mots », ce « goutte à goutte ». « Tout racontage tu ». Il n’est pas impossible d’ailleurs que Christiane Veschambre ait emprunté à Emily Dickinson, qui se décrivait comme « petite », le titre de sa revue Petite. Avec Emily Dickinson, le « je » s’efface pour laisser place, dans une énumération anaphorique d’actions, à un « on » indéfini.
« On s’est retrouvée à les lire »…
« On s’est retrouvée à arranger les circonstances »…
« On s’était mise à faire confiance. »
« On s’était mise à recueillir le goutte-à-goutte d’une langue qu’on tâtait pour vérifier son évidence »…
De même que Robert Walser se contentait de « limites assignées », de même Emily Dickinson se satisfait des limites du jardin paternel. C’est là qu’elle se construit, dans cet univers clos, « pour s’assurer une enceinte terrestre ». « Le jardin, la maison, la chambre : enceinte de confinement pour un noyau soumis à l’Expansion ».
Entre Christiane Veschambre et Emily Dickinson court la même impossibilité à obtenir du Père la connaissance de ce que chacune est. Partant, venant du père, nulle re-connaissance possible, nul accomplissement possible. Écrire des livres devient dès lors écrire pour mériter le regard du Père majuscule. « Pour s’établir à l’abri de son regard ». Mais « donner corps à la basse langue » n’est pas chose toujours possible. Il arrive que le travail de taupe échoue et que la basse langue se refuse. De cet échec naît le sentiment d’impuissance et d’extrême solitude des « jours de peine ». La poète fait appel à l’animal qui en elle parfois la rejoint. Elle lui parle :
« Je dis : bête poignante, donne-moi la langue qui étrange, la langue qui m’étrange, qui m’étrangle les mots lisses dans la gorge, donne-moi la basse langue. La basse langue, c’est mon pays, une langue sans mémoire, une lande où pousseraient en même terre un vif esprit et les mottes de la taupe excavatrice ».
C’est sur ce gué qui passe de la langue à la lande que surgit la réflexion sur Gilles Deleuze, dont la pensée suscite une émotion intense, un bouleversement qui secoue et propulse Christiane Veschambre hors des limites auxquelles elle se pensait assignée. Elle lit Deleuze, elle l’écoute. Elle se sait sous l’emprise de la « contagion ». Dans la forme et dans la force d’une pensée qui confère à l’impossible sa réalité. Ainsi en est-il aussi du livre que Mrs Muir se doit d’écrire sous la dictée du fantôme qui la visite. Langue étrange étrangère qui descend jusqu’à la « langue triviale » du corps, « langue basse » que lui impose le capitaine Gregg et qui prend corps en elle. Le marin n’incarne-t-il pas « la disposition subjective secrète » — selon l’expression de Gilles Deleuze, de Mrs Muir ? Et le livre qu’elle mènera jusqu’au bout, totalement opposé à « son moi visible, social, psychologique » la libère, en quelque sorte, de l’aliénation qui était la sienne. « Il y a une aliénation dont on ne se libère que par la rencontre dans l’obscurité de son étranger. » C’est ce qui survient à Mrs Muir, mais aussi à Christiane Veschambre, grâce aux rencontres que l’émergence en elle de la « basse langue » lui a permises. Atteindre la « libre basse langue » est-il toujours de l’ordre du possible ? Repousser les résistances, voire les faire reculer, est une épreuve pour qui veut écrire. Pour Christiane Veschambre demeure à jamais la camera obscura, celle dont elle ne se décidera pas à livrer les secrets.
La « basse langue » de Christiane Veschambre met au jour tout un réseau de réflexions sur les relations complices qu’entretient un écrivain avec ses lectures. Nourriture foisonnante que cette « œuvre de surgissement » qui irrigue en profondeur une écriture. Et la pousse jusqu’en ses tout derniers retranchements.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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