Laurine Rousselet, Nuit témoin,
éditions Isabelle Sauvage,
Collection Présent (im)parfait,
29410 Plounéour-Ménez, 2016.
Lecture d’Angèle Paoli
LAISSER CRISSER « LA DISTANCE SANS TRÉBUCHER »
Nuit. Nuit témoin. La nuit accueille. Elle vibre en long poème haletant. Traversée de rage de désir de désespoir. La poésie de Laurine Rousselet habite la page. Strophes délimitées par des interlignes de blancs. Une possible respiration pour reprendre haleine, entre le heurt et le choc des énumérations où s’affrontent le rouge du sang qui alimente les massacres, tueries et horreurs qui abreuvent les jours et s’enflent au cours des nuits, et le bleu de l’espoir (peut-être ?) qui tente d’exister au cœur même du chaos.
Crire crisse pareil au cri qui se lit en sourdine dans la rage violence du désir qui sourd et perle à même la peau, sexes noués confondus jusqu’à l’extase avant que de se séparer et de rendre chacun à sa solitude première. Écrire/ crire/crier pour dire l’absence, ce vide insoutenable qui ronge jusqu’à la fuite la folie la fureur. Crire pour parfois laisser place au sommeil des enfants, à leurs rires à leurs jeux. Crire la vie ses bonheurs ses déchirements, et les larmes qui perlent au fil des vers.
« quelques perles de jais sur ma table
dans les yeux tout le papier de la nuit couché »
« tant de sueur perlée devant le pas de la porte
coller sa bouche à l’esprit qui s’absente
en vrac tenir parole »
C’est à ses deux enfants que Laurine Rousselet dédie Nuit témoin. Amalia et Elias. Ils sont là, endormis au creux des nuits, dans le silence de leurs rêves. La vie se lit dans les soupirs de leur respiration, redonnant un peu de courage à celle qui le cherche sous le flux de l’encre. Car seule la ferveur rageuse de l’écriture ramène la mémoire sur la frontière entre un passé incompréhensiblement défunt et un présent incertain soumis à la course effrénée qui se livre. Seul le crire peut rendre à la jeune quarantenaire — « quarante trente et un décembre tourbillonnent / sentir passer quand la voix se durcit » — l’exaltation de jadis, celle qui lui permet encore, malgré la déchirure, de prolonger en apnée sa survie. Son passé d’amoureuse éclate, sexes emboîtés dans le délire de l’alcôve. Sueurs de l’amour liqueurs partagées dans l’intime accolement de la chair, perles du désir accrochées à la peau, autant de signes du partage, fusion de feu qui continue de hanter la chair à vif de la brûlure :
« l’absence au présent connaît ton visage
le buvard immaculé d’encre
tes doigts sur mon cou qui lui parlent
descendent pour s’enfoncer
faire disparaître »
Par-delà l’intime, Nuit témoin recueille. Héritière de la vie, elle reçoit, condensé d’émotions, témoigne de ce qui déchire et qui hante, ces naufrages humains qui jamais n’ont de cesse :
« le présent déborde d’effroyable
sans contours flous
tremper la vue un instant
sur cette bouillie humaine
se figer devant l’impensable
jour après jour
physiquement »
Et au cœur de la nuit, se heurter à l’indicible, mots sans voix qui résistent ; musèlement de l’écriture, incapacité à « crire » :
« s’ensuit la salve de ma langue verrouillée
les signes condamnés dans la ferraille »
Sous la force de la dévastation, il arrive que le « je » tente une percée. Mais la mise à distance se heurte à l’échec. Sa propre reconstitution échappe à la poète :
« à chaque écroulement
je m’inconnue »
Insoluble et résistante, ancrée au cœur du poème, la négation s’impose dans sa force persistante, obtuse :
« les visions ne surmontent rien
telles des apostrophes pourfendant l’air
elles vagabondent
ni plafond
ni bonne santé
ni trou
ni coups d’horloge
tout est corps et objet entièrement nu »
Et toujours la nuit assiste :
« les poignets se balancent dans le noir
nuit témoin ».
Parfois, sous la déchirure, perce la voix de l’autre, l’être de désir et de feu, égarement des langues qui se mêle à la fureur blessée. Et partout, dans ces poèmes haletants, sans ponctuation ni trêve, ce qui draine l’errance et conduit la poète, c’est la fuite. Une fuite éperdue dont l’écriture porte les marques, course sans fin ni frein qui se lit à travers l’énumération de verbes d’action à l’infinitif :
« sauter dans la vie
les deux pieds trempés d’incertitude »
« ravir les lettres culbutées
les assembler
comme une mémoire projetée »
« se détourner de l’évasion
pour emporter le cœur loin de la perte »
« affronter la suavité
débaucher l’irrévocable
cavaler au rythme du crachat
et de l’acharnement »
« Cavaler ». Cavaler sans relâche. Cavaler sans cesse pour échapper à ce qui blesse. Et, pour cela, répondre aux injonctions permanentes incrustées dans la pensée. Autant de signes qui se manifestent ; incitant la poète à affronter. À trouver en elle la force d’aller de l’avant, malgré tout, par le travail et par l’écriture :
« oublier la chambre où la pluie tombe
sortir trois pages par jour
pour se lancer à la poursuite du froid »
et conserver intact ce condensé de trace que garde la « nuit témoin » ; indice de présence de l’autre, afin de prolonger par-delà l’exil, par-delà la stupeur et la souffrance, ce qui demeure encore de la langue aimée, de la langue perdue :
« reste le feu dans la voix rauque
un sourire enroulé à nos deux alphabets
par la porte le ciel qui répète à nos yeux
la chance dans force et éclats »
Crire crier écrire laisser crisser « la distance sans trébucher », telle est la quête éperdue de Nuit témoin, poème trait d’union entre l’avant et le maintenant, écriture-passion ancrée/encrée sur « l’indéchiffrable », long abandon livré au temps d’une course effrénée, tourbillon que rien n’arrête, trouées de rouge qui cherchent leur respir dans « l’obscurité bleuissante de la chambre ».
Nuit témoin est nuit charnière où abriter la « sidération ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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