« De la petite ville de Zante perdue en Lettonie, à l’île de Zante, dans la mer Ionienne, de Sedan à Porto en passant par les tramways de Bruxelles en hiver, la campagne galloise en juillet et même certains quartiers de Paris hors saison : autant de déambulations rapportées, sans perdre de vue ce qui pourrait bien constituer leur mobile premier, “ces moments où l’on n’est plus qu’une surface sensible, impressionnable, en mouvement, l’œil un sténopé et la mémoire une camera oscura, à la pénombre encombrée — le diapason de la perception”. »
LE NOM DE ZANTE (extrait)
28 août. C’est jour de fête au cimetière de Smiltiņkalns : une liseuse de poèmes à hautes voix s’est adossée contre un cyprès, à deux pas d’une violoniste — qui se révèlera aussi bientôt cantatrice — officiant sous une petite laine ajourée, et d’un joueur de clavier qui tient à la fois de l’officier de marine et du pasteur protestant. Les habitants de Zante sont là, nombreux, leurs voitures garées pare-chocs contre pare-chocs sur la grand-route ; tous en arc de cercle devant la récitante, et la plupart des tombes ont été entretenues pour l’occasion, brossées, époussetées, fleuries. Ce cimetière très discret, à peine visible à l’entrée de la ville, a dû compter cet après-midi parmi les endroits les plus réconciliés de la planète. Les enfants mêmes s’y tenaient à carreau, appuyés contre l’un ou l’autre de leurs parents, en s’efforçant de dissimuler leurs impatiences et y parvenant le plus souvent.
Cet attrait éprouvé pour les petites villes et les coins perdus s’explique-t-il seulement par l’illusion que l’on pourra facilement en faire le tour ou l’inventaire sans rien ou presque laisser de côté ? Et pourtant. Pour être menu, l’objet apparaît bientôt aussi insondable qu’une mégapole d’Amérique latine. On peut nommer ce qu’on voit et, ce faisant, dire aussi peu que rien de ce qu’un village contient : le vieil homme au chat (celui que j’ai aperçu ce matin, alors qu’il sortait de la dernière maison du patelin a perdu, m’a-t-on dit, sa femme il y a moins d’un mois), la volumineuse vache cannelle, les deux chiens errants croisés plus tôt dans l’après-midi, les rouleaux de foin aplatis, l’épicerie du village (des villages, plutôt, car elle dessert visiblement plusieurs localités alentour, à en juger par certaines affluences soudaines sur son parking), laquelle paraît vouloir compenser la pauvreté de ses rayonnages par un soin maniaque dans la présentation et le rangement ; sans compter le musée de la guerre, respectivement construit et gardé par M. Ilgvars et son chien Alfa, aux vitrines débordantes de photographies, de plans de batailles et de mouvantes lignes de front, en sus des répliques sauvegardées — depuis le sac en papier huilé dans lequel les Allemands emballaient leurs morts jusqu’aux boîtes de ration ou savonnettes pour la soldatesque, jusqu’aux bombes à fragmentation et hélices d’avion.
Dimanche 29 août, dans une lumière de plus en plus voilée de fin d’été. Le silence dominical a ceci de particulier qu’il ne diffère en rien, pour ainsi dire, de celui qui enveloppe le tout-venant des autres journées. […]
Gilles Ortlieb, « Le nom de Zante », I in Et tout le tremblement, éditions Le Bruit du temps, 2016, pp. 98-99.
|