UNE PRESQU’ ÎLE. Presqu’elle, presqu’il. Polarité une. Je vais parler sans mon histoire, sans mon affect, sans ma jalousie, grillage imposé entre moi et autrui. Un corps en partage s’allonge sur la pelouse, ça pique, les herbes coupées captivent l’épiderme. De l’autre côté du mur un voisin parle comme un chien à son chien. Polarité seconde. Contre toi je bois un grand thé brun qui n’en finit pas de noircir le corps intérieur. Les amants détachés ont peur de faire l’amour dans la chambre orangée dont le lit accueille mollement la détresse. S’abandonner doit servir à quelque chose, s’adresser à quelqu’un ? Puis-je tenir ma promesse — écrire quotidiennement, oublier les livres des autres, masquer que je ne suis pas capable de penser, d’articuler ? Polarité un. Ma peau se décolore comme celle de mon père ; je suis rassuré de lui ressembler, consterné d’être si proche alors que j’ai tant fait pour éloigner son avarice. Je regarde le monde à travers ce que tu m’en dis : tes archives sonores. De la radio tu ne retiens que le timbre des voix. La musique ne peut qu’être celle de l’adolescence : confluence des malaises. Oublie les morts pour les vivants. De nouveau personne ne sait si c’est le tu ou le je qui domine. Pourtant chacun sait qu’il y a domination. Quelque chose en quelqu’un contraint quelqu’un. Je ne sais plus quelle est la chose de l’un. Polarité nue. J’attends qu’un autre me regarde. Synopsis entêtant. Tu es fidèle à mes faiblesses. Mon regard passe par-dessous le tien, le tien, offensé, passe par-dessus l’habitude. Les yeux se ferment malgré le clair-obscur. Sans doute ne savons-nous plus comment regarder le monde. Les morts n’ont pas de pays : territoire muré. Au début on espérait comprendre pour se battre mais ces visages tournés vers l’arrière reflètent les frictions stérilisées. Aimants. Nous avons pêché par la parole. Trop expliqué, trop articulé. Laissons crouler le silence. La paix continue la guerre. « silence, mon amour, laisse agir ma colère. » Des revenants meurent une première fois dans le visible, une seconde contre la peau d’un visible. Dans la librairie ce sont toujours les corps qui parlent à travers les livres, masques et visages sur les murs les tables les plafonds dans les mers en dépit des voix. Dans mon corps tu rêves d’autres bibliothèques. Anne Malaprade, Notre corps qui êtes en mots, éditions isabelle sauvage, Collection présent (im)parfait, 2016, pp. 39-40-41. |
ANNE MALAPRADE Source ■ Anne Malaprade sur Terres de femmes ▼ → Lettres au corps (note de lecture d’AP) → Au conditionnel, dans la ferveur, quoique lente (extrait de Lettres au corps) → Négatif, inspiration | Tirage, expiration (extrait de Parole, personne) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions isabelle sauvage) une notice bio-bibliographique sur Anne Malaprade → (sur le site des éditions isabelle sauvage) une présentation de Notre corps qui êtes en mots d’Anne Malaprade |
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