À TRAVERS « FRAGMENTEMENTS & DÉCHIRATIONS »
La pensée vagabonde. Dégagée d’enchaînements clairement identifiables, la pensée suit son flux sans heurt. Elle passe sans transition ni annonce ni amorce d’une idée à une autre, d’une réflexion à l’autre. Tout juste séparées les unes des autres par une virgule sans qu’aucune ponctuation forte vienne imposer une pause et encore moins y mettre un terme, les fameuses « éjaculations » jaillissent, métaphoriquement annoncées dans l’incipit d’ Inévitables bifurcations. J’allais écrire « ineffables », tant surprennent ces courts-circuits de la pensée, qui sont pourtant le fait de tout un chacun, mais qui jamais d’ordinaire ne s’écrivent pour donner corps à une œuvre. Or, c’est sur ces imprévus de la pensée discursive que se construisent les Inévitables bifurcations de Lambert Schlechter. Quatrième volume du Murmure du monde.
Les soixante-dix-sept chapitres qui composent le dernier ouvrage de l’homme-tendresse tout de blanc vêtu, s’enchaînent en un même tempo, vif et ininterrompu. Ces proses dont la brièveté et le morcellement sont peut-être à l’image de la « manière d’écrire dont Schopenhauer fait l’éloge » (chapitre 77), sont toutes empreintes de spontanéité. Textes qui s’accordent avec l’humeur de leur auteur, sans qu’aucune idée préconçue ni plan préétabli vienne contrarier le désir, voire l’impulsion, de bifurquer au gré d’irruptions fortuites. Qu’il ne saurait être question de contrarier. Procédant ainsi, sans contrainte apparente, Lambert Schlechter évite ce qui, à ses yeux, est le pire des maux : l’ennui. Tant celui de l’écrivain que celui du lecteur. Et il est vrai que l’ennui n’est jamais au rendez-vous tout au long de la lecture. Que la lecture des Inévitables bifurcations en est même tout à l’opposé, qui offre au lecteur le plaisir de se laisser dé-router ; le désir de poursuivre sans jamais s’interrompre. Accepter de se laisser dérouter, c’est accepter de se saisir au vol des différents fils qui surgissent sur une même page, sans se préoccuper d’une quelconque apparente discursivité et logique de pensée ; c’est accepter les écarts qui se créent et qui rejoignent ainsi le propos du poète Mark Strand, cité en exergue : « If it is a mirror to anything, it is the gap between the nothing that was and the nothing that will be. » « The gap ». L’écart. D’où vient la surprise. Et la jubilation qui l’accompagne.
Il ne faut cependant pas s’y tromper. Une construction se dégage bien de l’ensemble de ces courtes proses, mais elle tient davantage à la tonalité — mi-sérieuse / mi-drôle —, à la voix (comment ne pas entendre sous la phrase, la voix de Lambert Schlechter, indissociable de son sourire et de ses yeux malicieux) – et aux thématiques récurrentes qui font émerger toute une mosaïque de réflexions d’interrogations de fantaisies autour du sexe et de la mort. Tous deux également omniprésents, étroitement enlacés l’un à l’autre, tous deux exerçant sur le poète un « constant ressac », fertile en images innovantes, en musarderies et en trouvailles de langue, qui broussaillent parmi les herbes folles du jardin. Événements menus ou tragiques surgissent au détour, qui nous habitent un moment puis s’effacent de nos mémoires fragiles, habituées qu’elles sont à tout gommer pour faire place nette à la nouveauté, à l’imprévu, à l’infatigable fugacité dont nos esprits sont friands. Entre les interstices qui séparent une idée d’une autre, se fraie passage le murmure du monde. « Un murmure perpétuel » qui fait entendre à l’infini ses variations. Pour autant, la bonne humeur, l’humour, le goût puissant de la vie, le plaisir, l’amour inextinguible des femmes et la tendresse de l’auteur à leur égard, n’empêchent nullement les visions noires, liées au mystère tragique du mal et aux horreurs qui ont marqué — et continuent de marquer — les hommes de leur sceau d’épouvante. Parmi lesquelles, celles du XXe siècle et de notre siècle :
« peut-être que je veux juste exorciser mes cauchemars, qui sont des cauchemars diurnes, éveillés, les rêves de la nuit sont anodins, n’ont jamais rien d’alarmant, d’oppressant, noms propres salis souillés stigmatisés jusqu’à la fin des temps, jusqu’à l’extinction de la mémoire, Babi Yar Treblinka Majdanec Dresden Hiroshima Phnom Penh Kigali Srebrenica et centaines & milliers d’autres noms salis souillés stigmatisés jusqu’à la fin des temps, tout cela on le sait, on ne sait rien de tout cela, nous ne savons rien du mal, le mal est opaque, incompréhensible, le mal est fait, fait par des hommes, le mal est irréversible, rien ne rachète le mal, souffrances infligées à des êtres humains par des êtres humains, ce sont des idées puis ce sont des gestes, d’où viennent ces idées, d’où viennent ces gestes, et à la question désespérément banale : comment cela a-t-il été possible, les réponses sont dans toute l’histoire de notre culture, notre religion, notre philosophie, notre littérature, nos arts, depuis Auschwitz, écrit Imre Kertész, il ne s’est rien passé que nous aurions pu vivre comme la réfutation d’Auschwitz, comment fermer ce dossier, les interrogations restent en suspens : comment cela a-t-il été possible, comment cela est-il possible, comment cela sera-t-il possible » ?
Même si Dieu est désormais absent, Lambert Schlechter continue de nourrir sa mémoire et son immense culture de tout ce qui a trait à un passé en voie de disparition. Philosophes, évangélistes et scripteurs de la Bible, Pères de l’Église (il ne porte pas Saint Augustin dans son cœur) et grands mystiques, poètes d’hier et d’aujourd’hui – Hölderlin et Rilke, Raymond Carver et Bernard Chambaz. Pour ne citer que ces quelques noms. Mais inlassablement il lit et relit. Pythagore Parménide Héraclite Démocrite Socrate Platon Aristote Lucrèce Tertullien Homère Hésiode Virgile Averroès Montaigne Flaubert Beckett… Zukofsky Omar Khayyam Etty Hillesum Paul Celan Jean-Paul de Dadelsen Jude Stefan… mais aussi Michaël Glück Valérie Rouzeau et Caroline Sagot Duvauroux. Les Anciens de toujours et les Modernes d’aujourd’hui :
« lire lentement, très lentement, on ne lit jamais assez lentement, et lire le passage encore une fois, relire au lieu de continuer à lire, un freux qui virevolte, dans une nouvelle de Tchékhov, au-dessus d’un champ où parmi la neige pousse le blé d’hiver, virevolte puis atterrit et sautille encore quelques pas avant de fermer les ailes et de s’immobiliser, un jour Raymond Carver, marqué par le sceau de la mort, tombe sur ce passage, et arrête de lire, et copie la page, et met le freux de Tchékhov dans son livre, son dernier livre, il écrit que l’arche fut construite dans l’espace d’un siècle par quatre hommes, Noé et ses trois fils […] »
Faire vibrer le « murmure perpétuel » du monde, c’est ce qui permet au poète — grand chasseur de limaces devant l’Éternel — de passer du jardin qu’il vaporise avec détermination à la robe légère de la passante entrevue sur les bords de l’Arno, faisant ainsi naître dans l’imaginaire du lecteur la photo de la “ subway dress”de Marilyn (non mentionnée explicitement) et peut-être aussi celle de la « Passante » de Baudelaire, plus coquinement esquissée sous la plume émoustillée du poète, puis, bifurquant du comptage des marches de la tour de Pise à celles du mausolée de Mao, de songer à la mort de Mathieu Bénézet survenue un 12 juillet, l’année même de ses 67 ans, de s’en revenir aux limaces desséchées, abandonnées aux plates-bandes, et de clore le chapitre par une pirouette — « ce n’est pas le mot oiseau qui met l’oiseau dans le poème » — qui renvoie par rebond arrière à l’oiseau de Mathieu Bénézet évoqué quatre lignes plus haut : « l’oiseau s’ignore dans le mot oiseau. »
Comment cela fonctionne-t-il au juste ? Il est difficile de le dire. L’expliciter reviendrait sans doute à rompre en partie le charme du mouvement de spirale et d’hélice dans lequel la lecture emporte. Mais, de page en page, reviennent certains mots, qui entraînent derrière eux tout un champ à explorer. Avec le jardin s’érigent les cohortes minuscules des abeilles limaces coléoptères passereaux crapauds… et fleurs. Interstices métaphoriques entre lesquels s’immiscent le pape François, T.S. Eliot, Ezra Pound… et Mathieu Bénézet.
Des souvenirs surgissent par bribes, qui ouvrent des « brèches dans l’horrible caténation des moments », souvenirs liés à l’amour de l’épouse, trop tôt disparue, remontées vers l’enfance et vers l’adolescence, lectures et films qui drainent avec eux le flot incessant des catastrophes et des crimes contre l’humanité mais toujours le présent flirte avec le passé ou l’inverse, le massacre des mouches à la frapette et les exécutions perpétrées par Boko-Haram.
« au premier siècle av. J.-C. on verra les pharisiens propager la doctrine selon laquelle les bons ressuscitent tandis que les mauvais seront relégués en une prison éternelle, à la même époque, la secte des saducéens rejette toute idée d’une survie de l’âme, c’est pour ça que j’écris mes pages comme je les écris : pour mettre la brouette et la cantate et la parole mortelle du toubib et la mortalité de l’âme et le ciel provençal sur la même page ».
La brouette ? « La rouge brouette de Williams à travers l’ Été de Chambaz ».
Brouette ? « c’est le genre de mot que je souligne dans un livre, quand il apparaît pour la quatrième fois, brouette, avec crayon de couleur, la rouge brouette, il y a un immense enjeu, depends so much, elle servira à conduire à la déchetterie les malsaines élucubrations de Saint Augustin ».
« & toujours la brouette de Williams sur les pages de Chambaz, la brouette et le pré / et le niagara et le jura et l’histoire des siècles / depuis les premiers mots de la mésopotamie, j’aimerais dit-elle » … et l’âme de Lambert Schlechter — animula vagula blandula — « circuite » et batifole à travers « fragmentements & déchirations » et, laissant en suspens ses interrogations, s’en va derechef remplir son arrosoir. « Yesss » dit le poète, à la journée qui s’annonce. « Yesss », dit la lectrice, en clin d’œil complice, pour remercier le poète. Et elle poursuit, toujours musardant parmi ces « petites gloses ». Qu’elle savoure, sans modération aucune. Il faudra que je les relise, murmure-t-elle à sa page !
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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