Encres vives, n° 453, avril 2016.
Réédition (enrichie) Jacques André éditeur, 2017.
Lecture d’Angèle Paoli
UN POÈME AU RYTHME HAUTURIER Rêverie crépusculaire, La Dernière Œuvre de Phidias remonte du royaume des ombres le grand sculpteur grec du siècle de Périclès : Phidias. Dans le poème-méditation qu’elle lui consacre, la poète Marilyne Bertoncini appelle sous l’intimité de sa lampe ce nom qui lui est caresse douce. En le suscitant à elle, la poète recrée par l’ampleur de ses chants un monde méditerranéen que l’on imaginait à jamais disparu. Elle le fait revivre — couleurs rumeurs images —, lui restituant par le rythme qu’elle insuffle à ses vers, cette tonalité homérique qui berce la lecture. Deux syllabes — Phi-dias — suffisent à entraîner dans leur sillage « la sourde rumeur des vagues », le « vacarme de[s] sonnailles », les troupeaux retournant au bercail sous la houlette bienfaisante des pâtres. Tout l’univers pastoral et marin de Phidias est là, qui s’écrit dès le chant d’ouverture, dans le calme de son « ombre immense ». La rêverie prend chair, qui prête sa voix à l’enfant dans l’appel qu’il adresse au sculpteur. À quatre reprises, les deux syllabes retentissent dans les strophes : Phi-dias ! Phi-dias ! Une voix qualifiée par trois épithètes : « Chantante et pure et claire ». Est-ce la voix d’enfance de la poète, cette voix amie qui cherche à tirer le sculpteur du royaume des ombres, sa demeure depuis si longtemps ? Peut-être faut-il en effet retrouver cette voix qui s’immisce en nous, s’insinue dans les profondeurs, puis émerge, pour que remontent à la surface les noms de ceux qui ont nourri notre mémoire au fil du temps. L’unité des poèmes, la récurrence de certains indices le laissent entendre. Le « je » de la narratrice et le présent de l’écriture en sont la preuve explicite dans le questionnement qu’elle adresse à Phidias : « Te prendras-tu au piège des signes que je trace mailles d’encre tissées à l’heure où je disparais » Peu à peu, la rêverie se dilue aux abords du sommeil tandis que surgit, ancrée dans nos souvenirs, la trilogie analogique « île » / « fantôme » / « navire » : « Du large comme un fantôme l’île est un frémissant navire bateau des Phéaciens pétrifiés dans la rade » Avec le poète Homère et l’Odyssée du « chatoyant Ulysse », les drames de la mer ne sont jamais loin. Combats contre les Géants, anéantissement des flottes, châtiments volcaniques imprévus, attendent les héros. Les hommes de l’Antiquité ne sont pas à l’abri des fureurs cosmiques. Empruntés au chant XIII de l’Odyssée, les vers en italique rappellent l’épisode violent qui met aux prises Poséidon « [é]branleur de la terre » et Zeus « assembleur des nuées ». De leur lutte divine naît l’épisode du chant de « la catastrophe silencieuse », reléguant la sérénité d’antan à des commencements bucoliques qui n’ont désormais plus cours. Ainsi en témoignent les deux vers répétés qui encadrent le long poème : « La catastrophe silencieuse fige la voile faseyante. » […] « La catastrophe silencieuse fige la voile faseyante. » D’autres images refont surface — liées à ce moment tragique où le croiseur s’« enracina au fond des eaux / comme un rocher » — qui traversent la mémoire. Marilyne Bertoncini interroge, associant entre elles toutes les images qui frappent l’esprit par leur connivence de « fantômes sidérés / arrêtés au vif d’un mouvement… ». « Gestes à jamais suspendus / fixés / sous la pierre ». Alliance des contraires, oxymores évocateurs — « tumulte immobile », « silencieux appels » —, accompagnent ces évocations anciennes, connues de chacun : « Momies de Pompéi muettes abandonnées à la cime du cri » […] « silencieux appels […] ceux de la femme de Loth le pleur de Méduse blessée la plainte d’Orphée aux Ménades livré […] » Soudain, au moment de retrouver Phidias, dans cet instant où « l’île scintille / spectrale dans le soir », la rêverie immobile glisse vers un ailleurs. Phidias se refuse, laissant place au présent, à « l’écran béant son vide », à la page en train de s’écrire. L’esprit revient à la vie d’aujourd’hui, à ce qu’il reste de la modernité, villas qui « s’écaillent », habitudes chaotiques, architectures hybrides. Avec les toponymes d’Ostende et de Brighton, ce sont les plages du Nord qui surgissent, paysages noyés de brumes balayés par les vents, stations balnéaires abandonnées aux pluies mauvaises d’automne. En quelques strophes, Marilyne Bertoncini brosse toute la beauté de ces terres qui se dissolvent dans les eaux. Les rendant à leur mélancolie poétique. Que devient Phidias ?, s’interroge la poète, dans cet espace temporel où le récit de son poème se trouve interrompu par les caprices de l’écriture. Marilyne Bertoncini poursuit sa quête, toujours tressant le présent au passé, toujours donnant en filigrane la voix (en italiques) à Homère et à Héraclite, ses auteurs de prédilection, toujours cherchant à travers mots et mailles à retrouver la trace de Phidias, à le surprendre dans le geste ultime qui conduit à la création ; celle-là même qui se réalise à l’instant de l’apparition d’une forme jusqu’alors enclose et silencieuse dans la matière primitive. Toujours arrimant son vers au souffle de la poésie homérique, la poète guette le sculpteur jusqu’à ce chant final où l’artiste révèle à la déesse son ultime conquête : « Déesse me voici j’ai enfin sculpté ton absence […] je porte ton signe je t’appartiens j’ai entendu vibrer l’appel du vide. » Ainsi parle Phidias, empruntant à Héraclite ses mots et sa vision existentielle. Maintenant que se sont révélés les chemins de la perfection esthétique, le grand sculpteur peut disparaître. Sans laisser trace de sa dernière œuvre. Et, lisant les chants de La Dernière Œuvre de Phidias, je me surprends à songer au Chef d’œuvre inconnu de Balzac, ou même, par-delà toutefois les divergences de vision métaphysique, à la nouvelle de Marguerite Yourcenar, Comment Wang-Fô fut sauvé. Une même thématique bouleversante baigne chacun de ces textes — récits et poème. Une même quête relie Marilyne Bertoncini à ses prédécesseurs, qui habite en profondeur la poète. Un très beau poème en vérité. À lire à haute voix pour en savourer en bouche le rythme hauturier. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli _____________________________________ NOTE d’AP : une version enrichie de La Dernière Œuvre de Phidias a paru en février 2017 chez Jacques André éditeur. |
MARILYNE BERTONCINI Source ■ Marilyne Bertoncini sur Terres de femmes ▼ → À l’ombre du mûrier (extrait de L’Anneau de Chillida) → [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias) → Labyrinthe des nuits (lecture d’AP) → Mémoire vive des replis (lecture de Sophie Brassart) → [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis) → La Noyée d’Onagawa (lecture d’AP) → [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa) → Sable (extrait) ■ Voir aussi ▼ → (sur La Cause Littéraire) Marilyne Bertoncini, La Dernière Œuvre de Phidias (lecture de Murielle Compère-Demarcy) → (sur La Cause Littéraire) Marilyne Bertoncini, La Dernière Œuvre de Phidias (lecture de Pierre Perrin) → (sur Recours au poème) plusieurs pages sur Marilyne Bertoncini → Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini |
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