MATER LA LANGUE
Les cinq parties du livre qui portent chacune un titre, peuvent se lire comme une partition musicale à cinq mouvements, genre sonate, en mineur, si ce n’est que le nombre des mouvements dépasse celui convenu pour la forme sonate. L’auteur réussit ici le pari de la traversée d’un monde qui serait simultanément celle d’un corps et de ses avatars depuis la naissance, celle du monde qui l’entoure, largement végétal et animal, qui nourrit le narrateur de son enfance à aujourd’hui, un monde où comme dans la langue empruntée pour vivre et écrire, il puise les forces qui lui permettent de survivre. D’abord. Puis de vivre.
Cette exploration de la langue, qui n’exclut pas lalangue de Lacan, habite le premier mouvement, le seul dans lequel l’auteur use de la forme prose et qui porte ce titre étrange « homonculus »; un titre qui détonne par rapport aux suivants moins savants. Ce titre latin, diminutif en français (« homoncule » signifiant « petit homme »), utilisé dans le domaine des sciences (homme artificiel), dans l’alchimie, dans la religion, emprunté par des auteurs de fiction, possède des occurrences riches mais ambivalentes (petit humain pas tout à fait humain, implanté, emprunté à...) ; titre latin garant de sérieux, mais porteur de son propre bémol — ce diminutif appelant à l’ironie.
D’emblée cette première partie nous transporte dans le sujet voulu par Mathias Lair : ce qu’est — singulièrement pour l’auteur — être et écrire. « Au fond, dit l’auteur, on écrit de ne pas posséder la langue qui donne identité — à distinguer du bavardage romanesque ». Le cœur du sujet est posé. Advenir par l’écriture, c’est ce que fait sans doute chaque écrivain, sauf que chez Lair, c’est une nécessité presque littérale. Advenir à partir d’un manque qui, dit-il, ici et là, lui est propre, même s’il cite Bernard Noël pour qui « s’inventer un nom est le but du travail d’écriture ».
Comme si penser ce manque, dont il a tant souffert durant sa jeunesse, était sa dette à lui. D’où cette obstination à séparer la langue du bavardage romanesque. Le retour à « lalangue » chère à Lacan, comme il nous le dit explicitement, n’est pas un choix littéraire. Il n’y a d’ailleurs pas de choix littéraires proprement dits chez cet auteur, étroitement lié à la psychanalyse, parce que la « littérature » ou ce qu’on entend par là, ne l’intéresse pas. Même s’il faut se méfier de ses propres assertions, et ne jamais oublier, quand on le lit, cette ironie grinçante contenue dans les mots, les phrases qu’il écrit ; une ironie qui constitue son identité d’écrivain — qu’il nous parle du manque ou du trop-plein :
« maintenant, on a la passion du large, on vogue au grand amour. Au grand tout ».
Ce serait un tort d’oublier de prendre au sérieux l’écrivain Mathias Lair jusque dans ses provocations les plus extrêmes, des provocations qui ne sont peut-être que les rejetons de ce manque conceptualisé, porté à la conscience, sans doute de manière extrêmement précoce. Il est des géniteurs qui font grandir les enfants plus vite que d’autres. Trop intelligent pour être dupe de lui-même, Mathias Lair n’ignore rien de la relativité de cela même qu’il avance.
« Ce qu’on avait subi, on l’a refait, de soi-même : cette enceinte où ne pas être. À nouveau enfermé, on a perdu la clef... / On passe alors en mode survie. On est sans », pas totalement désemparé, puisqu’il y a la consolation de l’arbre : « un petit chêne que j’ai cueilli dans la forêt et planté là, sur mon balcon. »
Dans les quatre mouvements qui suivent apparaissent des phrases courtes, haletantes. Certains passages, si l’on ne s’attache qu’aux mots pourraient figurer dans la catégorie prose, mais il est manifeste qu’ici, pour Lair, les mots se veulent autre chose, entrechocs des concepts, des registres, philosophiques ou terre à terre. La liberté de la langue est à l’œuvre, pour produire une poésie non poétique, surtout pas poétique pourrait dire l’auteur.
Le deuxième mouvement Hors stase dont le hors du titre marque l’arrachement à l’immobile, comme nous le dit la suite du poème, tout en métaphore filée entre l’eau et le corps
voilà que ça revient
du haut bord ravagé
une lame submerge là
en pleines côtes le vide
lames, mer dévastées, où le ravage — ravagé — fait insistance marquant l’impossibilité de se remettre de ce vide, ce néant incarné par le elle maternel.
Une géographie très intéressante de la répétition parcourt ces textes, comme cet étrange poème où
la souffrance elle
m’aime
semble marquer le coup contre cet autre elle incarnation de la mère, et où c’est le cœur qui cette fois-ci fait insistance jusqu’à l’opposition au cœur de l’élan avec le
jouir au plein
cœur du vide
...la souffrance aboutissant ici à établir mon empire deuxième degré bien sûr mais pas que... parce que l’indicible souffrance des premières années réclame des compensations dont un empire n’est pas la moindre. Au-delà de l’apparente spontanéité, de la volonté affirmée et réaffirmée par l’auteur de ne pas faire d’ image ni de beau, rien n’est laissé au hasard. Une attention très particulière est portée à la manière dont les mots se présentent dans Ainsi soit je : une disposition « fractale » comme ont pu le dire certains critiques, pendant de celle en pente déboulante d’ Inzeste, que l’on retrouve dans certaines colonnes du recueil qui nous occupe — pas toutes — la symétrie (on a presque envie de parler de « symétrisme ») n’est pas l’affaire de Lair qui refuse, en tout cas dans ce livre, toute contrainte extérieure, ne se fiant qu’à ses contraintes propres :
Cette passion
de vérité pourquoi
l’enserrer au filet
d’une langue qui
n’en peut mais
Le délitement, ensuite, se poursuit, même les mots ne tiennent plus
il faut
se dés
humaniser
La traversée, lucide, du malheur initial, des difficultés de vivre, s’éprouve tant à l’échelle personnelle qu’à l’échelle du monde. Mais on n’y perçoit aucune exagération, ni catastrophisme. Une certaine mélodie du bonheur parcourt même par endroits le corps du narrateur qui est dès le début partie prenante de cette aventure.
ta cage se lève
se soulève
[...]
tu n’avais en rien
prévu ça te surprend sur
la piste d’envol les côtes
en préparation il y a de l’oiseau
en toi
Et puis, il y a la jouissance qui sauve de la détresse absolue
Être ce lieu
aveugle du passage
d’une sève en soi
célébrer cet essor
dont on ne sait rien
Dans le mouvement suivant : Enfance, ce sont encore les images de la petite enfance, exploitées sous d’autres formes dans des livres précédents, qui reviennent avec violence. La folle ambivalence du ratage familial initial est pointée, avec la figure de la mère, morte d’amour (à l’amour) et la haine qui plane, conséquence de désamours successifs. Un ratage dont l’enfant Mathias était investi
fils d’une malade j’étais
portais le mal je m’y
suis conforté
[...]
me reste
ce penchant glisser
en bas ne pas tomber
se fondre en terre
s’y confondre en
jouissance blanche
définitive grande mort
Les mots mêmes sont porteurs de cette ambivalence, comme ce haimante qui rappelle celle existant entre haïr et aimer :
rien contre ça la mère
haimante comme
une vague engloutit
et roule et dissout comme
Ça pourrait parler de l’obscène, en fait ça parle de l’obscène, ça crie à partir de l’obscène, vécu ou fantasmé, ce qui est pareil. Une traversée du vide depuis l’inassumable d’une mère non vivante, porteuse d’un universel désir de mort, à son propre égard et sans doute à celui de ce fils petit cochon dont elle serait la mère truie. Il ne faut pas compter sur Mathias Lair pour épargner ni s’épargner. Il nous décrit une souffrance à vif dissimulée sous lalangue (compensée ici ou là par des images apaisées de la Terre), une confrontation avec l’immonde ressenti d’autant plus fort par le narrateur, qu’en l’absence d’un élément d’équilibre, il subsiste et est perçu dans sa nudité, créant en celui qui l’a subi — et dont l’écriture en est totalement imprégnée — ce vide constitutionnel qui fait d’un arbre le consolateur face à la mère et de la jouissance tout à la fois une sauvegarde et une perte abyssale.
L’arrachement se lit à chaque ligne, et quand il écrit qu’il y a de l’oiseau en lui ou que le chêne est sa consolation, on comprend que ce qui a empêché l’effondrement, c’est l’autre expérience, l’expérience primitive (ou première). Elle a empêché l’effondrement mais non la douleur portée « en Cage » à l’intérieur du livre. Traversée du corps et de ses aléas, la traversée du vide n’est pas ici une partie de plaisir. La passion de Mathias Lair pour la vérité, sa vérité, n’est pas facile à porter. À un certain stade tout devient douleur, une madone et l’enfant, aussi belle soit-elle (plus elle est belle pire c’est) devient rappel du vide porté par le corps et par l’esprit singulier qui sont le sien.
Ce livre va loin, mais en le lisant, le relisant, on voit, on sent, combien il est essentiel à l’auteur d’abord bien sûr, pour qui — comme le dit Bernard Noël, cité précédemment, mais qu’il est important de rappeler ici — « s’inventer un nom... est le but de l’écriture », mais aussi essentiel au lecteur, tout lecteur attentif aux mécanismes à vif sous le discours et la vie de ceux qui discourent.
Ce livre est pleinement abouti, peut-être le plus abouti de ceux que je connais de Mathias Lair, parce que sans fioriture aucune, sans complaisance aucune — ce qui n’exclut pas les jeux de langue, chansons, jeux de mots parfois, les transcriptions lacaniennes, toujours à point nommé.
Son souci de précision est aussi celui d’être au plus cru des choses, décorticage à cœur de la jouissance cannibale, ses dents de sauvagesse, la proximité des peaux, puisque « c’est fait en dedans ». La mère qui est décrite : « c’était elle l'homme de nous deux ».
Le 4e mouvement, intitulé À Corps perdu, explore plus précisément la naissance — prémisse de catastrophe, pourrait-on penser, si l’on ne savait pas par ailleurs que la catastrophe était déjà programmée bien avant, quand le grand-père du narrateur donnait des coups de pied au ventre de sa fille à peine enceinte, et sans doute avant encore…
Mathias Lair n’a pas son pareil pour tirer le fil d’une histoire qui convoque, même si ce n’est pas explicite, des mémoires ancestrales (explorées dans Aïeux de misère, Éditions Henry, 2013)
mon corps
est la grotte sanglante où
je respire à cœur
battant
Pourtant dans ce noir programmé puis subi, l’auteur (qui s’avoue volontiers mécréant, dubitatif quant à la religion mais authentiquement assoiffé de philosophie, de pensée) reconnaît avoir été traversé d’une force salvatrice et obscure qui s’élève et l’élève, un naja planqué au niveau du sacrum, issu du tantrisme. Passage important dans la vie de l’auteur qu’il ne s’agit pas de manquer :
je retrouve la kundalini
une énergie vint
de l’obscur d’avant naissance
se logea au corps [...]
attend de se dérouler pour
s’élever car elle cherche
le vertical.
Une kundalini qui vient ici, par un mouvement inverse, contrer le trauma comme chute biblique. Certes, pour l’auteur rescapé, tout subsiste, au fond, de l’initial (enfant je m’anéantissais souvent), mais cela ne signifie pas qu’il ne faille pas lutter, comme nous l’apprend cette exclamation triomphale à la fin du poème :
la sensation de l’énergie je l’ai
elle se suffit la sensation
Bien sûr, une fois passé ce moment de réconciliation avec soi-même, la violence qui parcourt le livre reprend son droit dans le cinquième mouvement, bien nommé, Vif & Cri. Une violence que n’ont pas épuisée les allées et venues des mouvements précédents, une violence imperturbable qui attaque la chair, d’abord :
Pas vue pas
sue comme chair hachée
muette d’une autre
et déplore une fois de plus le ratage subi de peu, avec cette trouvaille poignante
encore la marque en creux du
retiré la douleur si
proche d’un bonheur
arraché
Lalangue, ici, s’emballe de plus belle, contaminée par cette douleur, mais Lair refuse de s’y plier :
je ne veux
pas retourner à
lalangue des —
[...]
ne pas
marcher l’amble
domestiqué écrire
comme je parlerais
si je parlais
Malgré la force et la grande crudité des images négatives, de fait ni le poème, ni son auteur ne se laissent abattre. Petit miracle du tantrisme éprouvé dans la chair de ce dernier, la kundalini ? Quand on referme Ainsi soit je, on ne peut s’empêcher d’admirer le tour de force de celui qui l’a conçu et écrit. Car s’il est difficile en effet de mieux dire le définitif du dégât de l’enfance qui piaffe, dans l’écrivain désormais mûr, le psy à qui on ne la refait pas, on est obligé de constater qu’on a participé à une expérience humaine et littéraire sans concession où le dernier mot est malgré tout laissé à la résistance — mater la langue — et à une certaine forme de tendresse qui n’a pas besoin du mielleux des mots. Et chacun sait qu’il n’est pas tant de livres que ça qui nous procurent pareilles sensations, matière à réflexion.
Brigitte Gyr
D.R. Texte Brigitte Gyr
pour Terres de femmes
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