Sylvie Marot, Lisianthus,
les éditions de la Crypte,
Collection Les Voix de la Crypte,
2015.
Lecture d’Angèle Paoli
UNE MÉMOIRE FRACTIONNÉE
Lisianthus est énigme. Énigme à quatre feuilles. Le mystère du mot, étoilé sur la page par une illustration de Sylvie Marot, est partiellement dévoilé sur le rabat de la quatrième de couverture du livre. À première vue, Lisianthus est invitation au voyage. De traversées désertiques épousant le lit des rivières du Texas du Nebraska du Nevada ou du Colorado en migrations lointaines, « lisianthus » a acquis ses lettres de noblesse loin de ses contrées d’origine. Le Japon fit en effet de cette fleur sauvage la charmante de tous nos bouquets. Campanule du Texas, également appelée « gentiane des prairies », « lisianthus » doit son nom au lissé de ses pétales, à leur délicatesse et douceur. « Son bouquet rappelle le souvenir ou la promesse du tendre baiser », peut-on lire sur le même rabat.
Ce jour-là pourtant, il n’y avait pas de lisianthus à l’étal du fleuriste. C’est ce que révèle l’un des derniers fragments du recueil de Sylvie Marot qui porte le nom de cette fleur mythique : Lisianthus. Un « fragment » gourmandise dans lequel l’absence de festons violets est compensée par la caresse douce des doigts sur la robe d’une amande que la main de la narratrice cherche à dénuder. Douceur tendresse, plaisir délicieusement érotique de ce moment de pure jouissance des sens. Vue goût et toucher sont à la fête. D’un fragment l’autre, la douceur persiste sur cette page et se prolonge dans la rêverie de la jeune femme, « alors que tout lui semble si rude autour d’elle. » C’est que Lisianthus s’inscrit davantage dans le tourment du désamour et de la perte que dans la « lumière sélène » des nuits amoureuses. La jeune amante éperdue du désir de retrouver ce qui était son bien le plus cher n’en finit pas de chercher ce qui n’est plus. « Son amour a disparu dans un endroit éloigné des mots », confie-t-elle. Dès lors prend forme la complainte qui s’annonce comme un journal. Un journal évanescent qui s’ouvre un mercredi de juillet, se poursuit jusqu’au vendredi et cède la place aux jours suivants, délesté de ses accroches temporelles. Les fragments se poursuivent de page en page, interrompus par un blanc qui sépare un moment d’un autre.
Séparation ? C’est ce à quoi il va falloir se résoudre. La narratrice n’annonce-t-elle pas dès le premier fragment la nécessité imminente de la résection ? « Réséquer ». « Ce dernier mot tombait à point nommé ». Couper enlever retrancher... Retrancher qui à qui de qui ?
« Seras-tu la première à trancher ? » La question était venue de lui. Et « la réponse était non. »
Dès l’amorce de ce récit poétique, l’idée d’une fragilité extrême affleure. En même temps que l’image floue d’une jeune femme en perdition. Celle d’une vie qui ne tient qu’à un fil et qui cherche une issue du côté de la mort. Noyade écartèlement sommeil hypnotique vie somnambulique autolyse lente...
La narratrice au bord du gouffre « attend que quelqu’un veuille bien la suicider ». L’écriture prend racine dans cette réalité nouvelle qui est torture insoutenable, souffrance qui ne laisse nul répit ni au corps ni à l’âme. Ce qui sauve la narratrice, c’est le talent qui alimente l’écriture et rend à la jeune femme la force dont elle a été privée. « Feu notre amour ? Notre amour feu ? » interroge-t-elle dans l’une de ces jolies formulations-trouvailles dont Sylvie Marot a le secret.
Composition par fragments — le terme inscrit en sous-titre renvoie à l’état physiologique et mental de la narratrice —, Lisianthus procède par glissements subtils. Ainsi de « feu » à rouge, dans une déclinaison de matières, un kaléidoscope de nuances précieuses qui ajuste les couleurs aux sentiments qui déchirent la narratrice, embrasement puis naufrage. Survient le noir associé aux rondeurs du monde animal forces de vie qui renvoient à l’enfer. Plus loin, le blanc fait son apparition dans une énumération alphabétique qui englobe toute la palette chromatique, depuis l’« albâtre » jusqu’au « blanc de zinc ». Il y a aussi cette jolie kyrielle de couleurs alternées que l’on imagine zébrage régulier et rythme : « Une ligne verte. Une ligne brune. Une ligne verte. Une ligne brune. Une ligne jaune. Une ligne noire. Une ligne jaune. Une ligne noire. » Lallation. La poète désespérée se berce dans le jeu des répétitions.
Elle cherche le moyen de se raccrocher à une vie devenue impasse, privée de lendemains de projets de lieux où aller et où être. Ce moyen, elle le trouve dans la beauté. Ainsi s’attache-t-elle à inventorier tout ce qu’elle aime. Ce qu’elle appelle les « belles choses ». Sensible à la beauté artiste de la nature, elle l’est aussi à certains portraits — peinture et photos — ; mais aussi aux coloris, fruits et fleurs, vêtements :
« une robe vintage entièrement brodée de petites billes noir de jais, un manteau d’un créateur italien en laine légère noir de fusain, des renoncules violettes. Elle avait trouvé toutes ces choses jolies et elle avait acheté toutes ces jolies choses. Au moment du choix, au moment des essayages, elle s’était demandé s’il allait aimer la couleur, la matière, le tombé. Par égarement, elle s’était demandé s’il allait l’aimer. » (p. 44)
Outre l’« art subtil des explosions colorées », ce qui fascine l’amoureuse, ce sont les mots rares et la cohorte des racines latines qui les accompagne. Le vocabulaire précieux, les termes recherchés abondent. Pas seulement dans le domaine de la botanique ou des couleurs. Mais aussi dans le champ des matières organiques et scientifiques. Glochides / anéchoïque/ scotome / scaphoïde / dysgueusie / halitueuse / homichlophobe… Autant de mots savants qui éclaboussent la page, saisissent le regard, retiennent l’attention. Sylvie Marot jongle en experte. Les mots glissent rebondissent roulent sous sa langue avec la même sensualité que les quartiers de clémentines dont elle savoure la pulpe. Cette sensualité gustative, l’amoureuse la déplie aussi dans sa mémoire. Le souvenir encore tiède de la peau de l’être aimé, de son odeur de sa saveur intime la hante. « Il lui a ôté le pain de la main. Ses paumes sont aussi vides que sa mémoire gustative est pleine. »
Autre particularité de cette singulière coloriste qu’est la poète, son goût pour les hybridations. Dans le jeu du portrait — si j’étais un animal —, elle choisit l’okapi, mi-girafe mi-zèbre. « Elle serait un zébroïde : un croisement entre un zèbre et une jument. Elle serait zhorse. » Mais Sylvie Marot est sans doute cela, un « bijou » d’origine hybride, une poète inclassable. Qui aime le jeu sensuel avec les mots, avec les êtres et choses qui l’entourent. Sa fantaisie déconcertante la rend fortement attachante. En dépit du désarroi profond qui la traverse et qui l’anime, elle est drôle et imprévisible :
« Elle dévisse doucement. Elle touchera bien le fond. Assise, elle se laisse glisser. Le sol la réceptionne sans bruit […] Elle ne peut rester indéfiniment ainsi. Elle reprendra bien prise. Elle reprendra son assise. Elle mettra ses pieds sur sa chaise et elle touchera le plafond en tendant bien les bras quitte à se laisser pousser les ongles ».
Au bord du vacillement, de la disparition lente, de la déhiscence et de l’aporie, la pâle amoureuse est poète équilibriste mais aussi lychnomancienne. Car elle s’y entend en art divinatoire. Pas n’importe lequel. Elle se plaît à déchiffrer les signes à travers les flammes d’une bougie. Elle sait distinguer les bons des mauvais présages. Elle cherche sans cesse dans les lumières « le visage solarisé de l’être aimé. » En vain. Elle persiste dans sa souffrance, dans cette impossibilité qui est la sienne à susciter en celui qu’elle aime l’éblouissement qu’elle recherche. Elle s’entête jusqu’à laisser glisser en elle le sommeil ou jusqu’à se laisser glisser en lui. La tentation est grande de se changer en éternelle pleureuse et de sombrer dans une lénitive langueur. Mais elle se ressaisit. Il est temps, écrit-elle, « de polir ses peines hermétiques… » et de sourire.
Ces écrits fragmentaires sont peut-être le fruit d’« une mémoire fractionnée ». Mais la talentueuse Sylvie Marot s’y entend pour recoller avec art les morceaux disjoints. Dans le même temps qu’elle « parfile ses émotions », elle rassemble ce qui a été réséqué pour faire de Lisianthus un premier recueil très prometteur. Un bouquet d’étincelles où se mêlent continûment surprise et plaisir.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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